«Vous savez qu’une simple interview peut me valoir d’être envoyée en prison pour espionnage. Comment je peux savoir que vous êtes une vraie journaliste?» Les messages de Elmas, étudiante dans une université de Téhéran, sont méfiants, et à raison. Un de ses amis a été récemment arrêté pour avoir correspondu avec ce qu’il pensait être un journaliste étranger au sujet de la situation en Iran. Le correspondant de presse se trouvait en fait être un policier sous couverture, qui a fait envoyer l’Iranien tout droit en détention. Depuis, Elmas n’a plus de nouvelles. «C’est tout le régime qui a son sang sur les mains», tempête-t-elle. «Et après ça, ils s’attendent à ce qu’on aille voter pour eux comme si de rien n’était ?»
L’abstention s’annonce record en ce premier mars, alors que les 61 millions d’électeurs iraniens sont attendus aux urnes pour élire les 290 représentants au Parlement et les 88 membres de l’Assemblée des experts, des religieux qui auront la charge de désigner le futur Guide suprême. Si les dernières législatives de 2020 avaient déjà vu seulement 42,5% des Iraniens se déplacer aux urnes, ces élections de 2024 sont les premières depuis le soulèvement populaire inédit à l’automne 2022. Le pays s’était enflammé après la mort de Mahsa Amini sous les coups de la police des mœurs, pour «port inapproprié du voile». Bien que les manifestations ont été violemment étouffées par une répression sanglante du régime, les germes de la contestation sont toujours présents.
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La semaine précédant l’élection, plus de 300 personnalités politiques, culturelles et sociales iraniennes ont ainsi signé un appel au boycott, déclarant qu’elles n’accepteraient «pas cette mise en scène». Le Front des réformes, principale coalition des partis réformateurs (représentés au gouvernement iranien), a par ailleurs déclaré ne présenter aucun candidat à ces élections «vides de sens.» Cette exhortation à l’abstention a également été relayée par de nombreuses associations étudiantes, malgré la chape de répression qui pèse sur les foyers susceptibles d’abriter encore des braises de contestation. Quelques heures avant l’ouverture des élections, Téhéran a ainsi annoncé l’arrestation de plusieurs dizaines de militants critiques du pouvoir.
«C’est très simple», martèle Elmas, «personne n’est content ici. Dans cette prétendue République, les gens sont affamés ou le seront bientôt à cause de l’explosion des prix alimentaires, et tout le monde a perdu au moins un proche des mains de la police des mœurs. Et en plus de ça, chaque parole qu’on prononce peut être rapportée au régime. Au fond, on est tous en sursis.» Une situation inacceptable qui justifie pour les étudiants, déjà à l’origine de la vague de manifestations à l’automne 2022, la poursuite d’actions de contestation contre le régime… Bien qu’elles soient plus discrètes. «On écrit sur les arrêts de bus, sur les billets de banques, on distribue des tracts aux passants dans les rues», relate Mani, qui étudie l’ingénierie à Téhéran.
L’objectif ? Selon Mani, «montrer que ce régime n’a aucune légitimité pour nous». Pour l’étudiante, aucun des quelques «modérés» qui ont passé le filtre du Conseil des gardiens de la Constitution pour être candidats ne trouve grâce à ses yeux. «Réformateurs et conservateurs ? Ce sont deux faces de la même pièce» frappée du sceau du régime, déplore-t-elle. De son côté, Tara, étudiante dans une université iranienne, tient à rapporter les propos de la mère de Mahsa Amini, engagée dans le mouvement de protestation. «Elle nous a dit que dans un pays dirigé par un régime qui méprise autant la liberté d’expression, si voter pouvait changer quelque chose, ils ne nous laisseraient pas accéder aux urnes», confie la jeune femme qui opine du chef à ces propos.
Les Iraniens se sont alors passé le mot : le jour des élections, Téhéran doit alors ressembler à une «ville morte». «Personne dans les rues», explique Mani, «pour éviter que la police ne nous embarque et ne nous force à aller voter». Se joue derrière cette ville désertée un enjeu symbolique. «S’il y a des gens dans les rues pour se rendre aux urnes, le régime utilisera ces images pour assoir sa prétendue popularité en disant que les gens affluent pour aller voter», déplore Mani. «Ils sont prêts à tout pour garder la face, notamment face à la communauté internationale.»
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Pour Mahnaz Shirali, sociologue spécialiste de l’Iran, ces questions d’images ne seront bientôt plus un souci. «La République islamique est très douée dans l’usage de la technologie intelligente », certifie la chercheuse. «Ils utilisent déjà l’intelligence artificielle pour créer des vidéos de foules souriantes qu’ils diffusent pour prétendre être un régime qui contente ses populations. Pour l’instant, on discerne encore la patte de l’ordinateur, mais d’ici quelques mois, il sera devenu impossible de distinguer une vidéo réellement tournée d’une vidéo d’IA».
Qu’attendre alors de cette élection ? Les Iraniens ne sont pas dupes. «Les chiffres de participation au vote sont invariablement manipulés», explique encore Mahnaz Shirali. «Les résultats de l’élection d’aujourd’hui ne font aucun doute.» Des propos corroborés par les étudiants interrogés. «Je n’espère rien de ces législatives», avoue Mani. «Les changements apportés par le gouvernement ne peuvent aller que de mal en pis.» Mais la jeune femme croit encore au mouvement «Femme, vie, Liberté», qui a enflammé son pays voici un an et demi. «C’était miraculeux d’être ensemble», se remémore-t-elle. Et d’affirmer : «La révolution ne peut venir que de la société iranienne. Et qu’importe si d’ici là, on paye le prix d’une liberté à laquelle on a droit.»