Il avait rencontré De Gaulle, Golda Meïr, Sadate et le Pape. Chassé le sanglier avec Brejnev. Négocié avec Deng Xiaoping. Visité des centaines de pays. Celui qui fut l’architecte de la diplomatie américaine à partir des années 1970 est mort ce jeudi 30 novembre. Au crépuscule d’un siècle d’existence hors du commun, Henry Kissinger, le corps amoindri mais l’esprit toujours alerte, brossait encore publiquement la fresque géopolitique du siècle à venir.
Dans ses quatre derniers entretiens, donnés l’année de sa mort aux médias allemands WELT TV et Die Zeit , au journal américain The Economist et à l’agence de presse Bloomberg , l’ancien secrétaire d’État américain, qui fut aussi professeur, a livré ses dernières leçons de relations internationales.
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Lorsqu’il répond en octobre dernier au PDG d’Axel Springer SE, Mathias Döpfner, devant les caméras de WELT TV, cela fait deux semaines que le Hamas a envoyé ses brigades terroristes semer la mort en Israël. Henry Kissinger y voyait une «attaque fondamentale contre le système international», qui ébranle un peu plus l’ordre planétaire.
«L’acte d’agression» du Hamas doit faire l’objet d’une «certaine sanction», avait-il déclaré, tout en mettant en garde contre le danger d’une escalade dans la région. «Le conflit au Moyen-Orient risque de s’intensifier et d’entraîner d’autres pays arabes sous la pression de leur opinion publique.» L’ancien secrétaire d’État américain avait renvoyé à la guerre du Kippour de 1973, qui avait vu l’émergence d’une coalition arabe dirigée par l’Égypte et la Syrie contre Israël. L’attaque du Hamas est survenue 50 ans et un jour après le début de cette guerre de 1973. À cette époque, Henry Kissinger venait juste d’être nommé secrétaire d’État. Le véritable objectif du Hamas «ne peut être que de mobiliser le monde arabe contre Israël et de sortir de la voie des négociations pacifiques», alertait-il.
Interrogé sur les manifestations pro-Palestine qui avaient alors défrayé la chronique en Allemagne, Henry Kissinger avait déclaré que «l’immigration de masse» en Allemagne, son pays d’origine, avait été une «grave erreur» : «C’était une grave erreur de laisser entrer autant de gens de culture, de religion et de concepts totalement différents, car cela crée un groupe de pression à l’intérieur de chaque pays qui a fait la même chose.»
Dans ce même entretien donné à WELT TV, le lauréat du prix Nobel de la paix avait affirmé qu’il était «douloureux» de voir des manifestants se réjouir à Berlin de l’agression contre Israël. Né dans une famille juive bavaroise le 27 mai 1923, Heinz Kissinger – son vrai nom – avait fui son pays et gagné les États-Unis avec les siens en 1938, cinq ans après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Douze membres de sa famille disparaîtront dans l’Holocauste. Il raconte avoir été «attaqué dans la rue par les Jeunesses hitlériennes». «Toute l’atmosphère était très hostile, il y avait des pancartes partout disant que les Juifs ne sont pas les bienvenus. Il n’y avait qu’une seule famille à Leutershausen qui continuait à être amicale avec nous.»
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Dans ses derniers entretiens, celui qui fut l’artisan d’une diplomatie d’ouverture avec la Chine a aussi longuement évoqué les enjeux de l’opposition entre les États-Unis et l’Empire du Milieu. «Sur la trajectoire actuelle des relations, je pense qu’un conflit militaire est probable», affirmait-il à Blommberg. Et d’ajouter que de telles guerres entre deux superpuissances ne sauraient être gagnées, ou ne seraient «gagnables qu’à des coûts disproportionnés».
«Le conflit sur Taïwan pourrait s’intensifier d’une manière que personne ne peut contrôler. Ce danger existe», expliquait-il en novembre pour WELT TV au sujet du risque de conflit nucléaire. «Une confrontation militaire entre les deux puissances serait un désastre terrible, pire que la Première Guerre mondiale. Les deux sont des puissances de haute technologie, ils ont tous les deux des armes d’une puissance destructrice illimitée.»
En partisan pragmatique de la realpolitik, il encourageait les États-Unis à ne pas s’en tenir à une vision simpliste des Chinois, parfois simplement considérés comme des communistes. «Je pense que pour eux le communisme n’est qu’une forme de régime autoritaire, et qu’ils agissent en fait selon les principes confucéens», déclarait-il sur WEL TV. Selon ses principes, les Chinois souhaitent «travailler au plus haut niveau de leurs capacités», mais «n’exigeaient pas l’appropriation de territoires et la domination d’autres pays». Même si la Chine estime qu’elle a «droit au respect qu’exige l’ampleur de son comportement».
Pour éviter ce risque, Kissinger plaidait pour la coexistence avec la Chine. La rupture de la relation, disait-il encore à Die Zeit, serait «en partie due à notre propre manque de compétences». Et de poursuivre : «Si nous sommes forts et déterminés, je pense que la coexistence avec la Chine est possible.» Quelques mois plus tôt, il soulignait cependant pour The Economist que ce succès était loin d’être garanti : «Il peut échouer. Et par conséquent, nous devons être suffisamment forts militairement pour soutenir l’échec.»
Devant les journalistes de The Economist, il brocardait surtout la vision idéaliste de certains de ses compatriotes qui considèrent «qu’une Chine vaincue deviendrait démocratique et pacifique». «Je ne vois aucun précédent menant à un tel résultat, disait-il. Plus probablement, un effondrement du régime communiste conduirait à une guerre civile qui se durcirait en conflit idéologique et ne ferait qu’ajouter à l’instabilité mondiale.» Et le grand diplomate de conclure : «Il n’est pas dans notre intérêt de conduire la Chine à la dissolution.»
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Les dernières déclarations d’Henry Kissinger sur la guerre en Ukraine sont sans doute celles qui ont fait couler le plus d’encre. S’il qualifie l’invasion russe de février 2022 d’«erreur de jugement catastrophique de la part de Poutine» dans The Economist, il considère que l’Occident n’est pas non plus exempt de reproches.
Dans l’entretien pour Die Zeit, il rappelle que dès 2014, il avait «exprimé de sérieux doutes sur le projet d’inviter l’Ukraine à rejoindre l’Otan. Ce fut le début d’une série d’événements qui culminèrent avec la guerre. Cela ne justifie pas la guerre, mais j’étais d’avis à l’époque, et je le suis encore aujourd’hui» que ce projet «n’était pas sage». L’ancien secrétaire d’État américain ajoutait : «Mon évaluation à l’époque était qu’il aurait mieux valu laisser l’Ukraine neutre, avec un statut similaire à celui de la Finlande à l’époque.»
Mais, Henry Kissinger affirmait que cette position – qui lui avait valu de nombreuses critiques – avait évolué et qu’il considérait désormais qu’il fallait encourager l’Ukraine à entrer dans l’Otan : «Aujourd’hui, je suis absolument favorable à l’admission de l’Ukraine dans l’Otan après la fin de la guerre. Maintenant qu’il n’y a plus de zones neutres entre l’Otan et la Russie», cela «vaut mieux.»
À cet égard, Henry Kissinger critiquait, dans The Economist, la conduite actuelle des Européens, consistant à armer l’Ukraine sans envisager sérieusement son adhésion à l’Otan. Il qualifiait ce comportement de «follement dangereux» : «Parce que les Européens disent : “Nous ne voulons pas d’eux dans l’Otan, parce que c’est trop risqué. Et par conséquent, nous allons les armer à fond et leur donner les armes les plus avancées.” La conclusion du grand diplomate était sans appel : «Nous avons maintenant armé l’Ukraine à un point tel qu’elle sera le pays le mieux armé et le moins expérimenté d’Europe sur le plan stratégique.»
Pour construire une paix durable en Europe, l’ancien ministre des Affaires étrangères affirmait aux journalistes américains que l’Occident devait désormais, en plus de faire entrer l’Ukraine dans l’Otan, organiser un rapprochement avec la Russie, afin de stabiliser ses frontières orientales. Selon lui, l’Occident devait obtenir des Russes qu’ils renoncent autant que possible aux territoires conquis en 2014. Le risque d’un cessez-le-feu étant que la Russie garde in fine «au moins la ville de Sébastopol, la plus grande ville de Crimée et le principal port russe sur la mer Noire».
Pour Die Zeit, Henry Kissinger disait ne pas croire que Poutine «utilisera des armes nucléaires pour défendre ses conquêtes en Ukraine». «Mais plus cela va au cœur de l’identité russe, plus il y a de chances qu’il le fasse», avait tout de même souligné le centenaire. Il avait par ailleurs critiqué le mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale contre Vladimir Poutine : «Poutine en procès ? Mieux vaut ne pas le faire ! Il devient impossible, ou beaucoup plus difficile, de limiter une guerre si l’issue de la guerre est liée au destin personnel d’un dirigeant politique.»
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Au cours de ses déclarations, l’ancien diplomate est revenu à de nombreuses reprises sur la question de l’intelligence artificielle. Un sujet sur lequel il préparait un livre. «Je suis très inquiet pour l’IA», avait-il confié à WELT TV. «Une fois que ces machines pourront communiquer entre elles, ce qu’elles feront certainement d’ici cinq ans, alors cela devient presque un problème d’espèce de savoir si l’espèce humaine peut préserver son individualité face à cette concurrence qu’elle a elle-même créée.»
Pour The Economist, il avait insisté sur la nécessité d’une collaboration sino-américaine sur l’IA : nous sommes «dans un monde d’une destructivité sans précédent, avait-il averti. Si vous regardez l’histoire militaire, vous pouvez dire qu’il n’a jamais été possible de détruire tous vos adversaires, en raison des limites de la géographie et de la précision.» Aujourd’hui, «il n’y a plus de limites. Chaque adversaire est vulnérable à 100 %». Selon lui, le potentiel perturbateur de l’IA est comparable à celui de l’invention de l’imprimerie, qui avait chamboulé les équilibres géopolitiques par la diffusion d’idées nouvelles en Europe, aux XVIe et XVIIe siècles.
«Je pense que nous devons commencer à échanger sur l’impact de la technologie les uns sur les autres, poursuivait-il. «Nous devons avancer à petits pas vers le contrôle des armements, dans lequel chaque partie présente à l’autre des informations contrôlables sur les capacités.» L’enjeu étant que les dirigeants soient suffisamment sages pour comprendre que l’IA ne doit pas être poussée à ses limites. Sinon, «vous risquez de détruire le monde».
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Interrogé par les journalistes de l’agence de presse américaine Bloomberg, Kissinger avait par ailleurs exposé les enjeux que l’Europe devrait selon lui relever dans les prochaines décennies, en s’attardant sur les cas de l’Allemagne et du Royaume-Uni. «Le centre de gravité politique de l’Europe se déplace inexorablement vers l’Allemagne, affirmait-il. Le pays leader doit être un exemple de modération et de sagesse en équilibrant les intérêts de tous les pays. (…) Nous sommes à un moment où une nouvelle structure de l’Europe doit être créée sur la base de cette réalité.»
S’agissant des Britanniques, «le Royaume-Uni en dehors de l’Union européenne est désormais mieux placé pour resserrer ses liens avec les Américains qu’un pays comme la France qui reste à l’intérieur du bloc», avait-il affirmé. Kissinger avait par ailleurs évoqué le «partenariat spécial» entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, soulignant qu’il existait désormais «une grande opportunité pour elle d’agir comme un lien entre Europe et Amérique».
Toujours pour Bloomberg, Kissinger s’était penché sur l’état de la politique américaine, en soulignant son inquiétante polarisation à l’approche des élections présidentielles de 2024. Selon lui, le risque est clair : «l’Amérique va s’isoler» si elle continue à donner la priorité à la politique intérieure sans prendre en considération les affaires internationales. «Je ne pense pas que Biden puisse fournir l’inspiration et… J’espère que les républicains pourront trouver quelqu’un de mieux, ajoutait-il pour The Economist. Ce n’est pas un grand moment de l’histoire».
Sur un ton plus intime, le centenaire s’était confié pour WELT TV sur le détachement qui était celui d’un vieil homme vis-à-vis des grands bouleversements du monde. Il prononçait ces mots quelques semaines avant sa mort : «Quand on devient très vieux, on a besoin de beaucoup. C’est comme être une voiture d’occasion avec beaucoup de pannes. Mais dans l’ensemble, cela vous libère de l’inquiétude quant à la façon dont vos actions pourraient affecter votre avenir. Il y a une sérénité au-dessus de vous, parce que vous ne pouvez plus avoir de grandes exigences sur l’avenir.»