Ancien directeur Centre Raymond Aron (CESPRA), l’historien Vincent Duclert a été notamment chargé du rapport sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda en 2021. Il publie Arménie, un génocide sans fin et le monde qui s’éteint aux éditions des Belles Lettres (2023).

LE FIGARO. – Au moment où le Haut-Karabakh connaît la fin de son existence , vous publiez un ouvrage sur le «génocide sans fin » dont fait l’objet le peuple arménien dans le Caucase. Qu’est-ce qui vous a amené à écrire sur le sort de ce peuple ?

VINCENT DUCLERT. – Je n’ai personnellement aucun lien avec les Arméniens. Mais en tant qu’historien, j’estime que c’est mon devoir d’expliquer que ce que vit ce peuple nous interroge tous. Ils portent en eux l’histoire universelle. D’une part, parce qu’ils ont été victimes du premier génocide du monde, grâce auquel on a pu comprendre ce qu’est un processus génocidaire – qui a commencé pour eux dès 1894 par les massacres en Anatolie et à Constantinople.

D’autre part, parce qu’ils portent un savoir de reconstruction qui est absolument inouï. Ce qu’a prouvé depuis 33 ans la petite république autoproclamée du Haut-Karabakh, sans reconnaissance et très isolée, est plus que de la résilience. Alors même qu’on leur interdisait tout avenir sur terre, les Artsakhiotes (Artsakh est le nom arménien du Haut-Karabakh, ndlr) se sont redonnés des horizons à travers les livres, l’art, la langue. C’est absolument prodigieux. Si on les abandonne, on renonce à ce savoir universel dont ils sont porteurs.

Qu’est-ce qui vous fait dire que les événements actuels s’inscrivent dans la continuité du génocide arménien ?

Ma thèse est de dire que cette guerre d’agression, particulièrement violente, se double d’une guerre d’extermination, dans la continuité avec le génocide de 1915.

Rappelons l’histoire. À la veille de la Première Guerre mondiale, Bakou (actuelle capitale de l’Azerbaïdjan, ndlr), peuplée de musulmans turcophones, fait partie des horizons territoriaux et idéologiques des Jeunes-Turcs, mouvement politique nationaliste qui veut transformer l’empire ottoman multiconfessionnel et multinational en un état nation avec une seule race turque. L’Arménie est alors est partagée entre deux entités : deux tiers dans l’empire ottoman sous le nom d’Arménie occidentale, et un tiers dans l’empire russe, l’Arménie orientale.

Le génocide des Arméniens, entamé dès 1890 avec différents pogroms, atteint sa phase paroxysmique en 1915. L’Arménie occidentale est éradiquée. À la fin de la Première Guerre mondiale, la victoire des Alliés fait espérer une réparation lorsque ceux-ci constatent un crime contre l’humanité – terme qui apparaît pour la première fois – et promettent aux Jeunes-Turcs les tribunaux. Mais le traité de Sèvres est abandonné. Et Mustafa Kemal, qui prend le pouvoir, parachève le génocide. Après celle du Haut-Karabakh, l’éradication totale de l’Arménie est la prochaine perspective. Les Arméniens d’Arménie vont perdre leur État croupion, qui correspond grosso modo à l’Arménie orientale issue de l’ancien empire russe. Il va être attaqué tôt ou tard par l’axe turco-azéri.

On a l’obligation de dire ce qu’il se passe : on assiste à une guerre d’élimination.

À quels signes voyez-vous cela ?

Les éléments que j’apporte dans mon livre sont incontestables. Il y a eu plusieurs «red flag» dès 2020, lors de la «guerre des 44 jours», révélant qu’une guerre d’extermination se logeait dans la guerre d’agression. Des crimes de guerre documentés; des mots d’ordre appelant au ciblage des Arméniens; des actes de tortures sur des militaires prisonniers. Dans une simple guerre territoriale, vous ne désignez pas l’ennemi comme le mal absolu !

Plus récemment, la fermeture du corridor de Latchine en décembre dernier s’inscrit véritablement dans la continuation du génocide. Cette route, seule voie reliant l’enclave au reste du monde, a subi un blocus azéri qui s’est intensifié au fil des mois, amenant les 120.000 Artsakhiotes à subir la faim. Finalement, Bakou a changé de tactique en attaquant par les armes, ce qui a permis aux habitants de fuir. Mais cela m’a frappé de voir, sur les photos des réfugiés, les enfants du Haut-Karabakh totalement émaciés, les joues creuses. La volonté intentionnelle d’affamer une population ciblée relève de l’article II de la Convention de Genève, qui décrit le génocide comme «un crime commis dans l’intention de détruire, ou tout, ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux». Nous assistons à une entreprise de déconstruction qui a 130 ans.

Quelle réaction auriez-vous espéré du monde et de la France face à ces événements ?

Emmanuel Macron a eu des mots très définitifs pour condamner l’Azerbaïdjan. Mais les États font de la politique, ils ne font pas de la morale. Constater la continuation d’un génocide, en droit, obligerait la communauté internationale à intervenir. Or, le rapport de force actuel au Caucase n’est absolument pas en faveur des Occidentaux. L’historien, lui, aligne des données et fait des constats. À chacun son rôle. D’autant que l’on constate une méconnaissance de la situation des Arméniens en Occident. C’est assez largement dû à l’entreprise de négationnisme des Turcs et des Azéris, qui progresse dans nos pays.

Le négationnisme progresse vraiment ?

Oui ! Le négationnisme sur les chambres à gaz n’est porté que par l’Iran et quelques pays islamiques, et encore, ce n’est pas leur matrice absolue. Le génocide des Arméniens est la matrice identitaire des Turcs et des Azéris. Toute leur diplomatie est mobilisée, et ils mènent des actions judiciaires en tous sens contre toute allusion au génocide arménien. Ce sont des réseaux extrêmement puissants : pensez que jusqu’en 2021, la Turquie a été capable d’empêcher la reconnaissance de ce génocide par les États-Unis, alors même qu’elle faisait partie des promesses de campagne d’une grande partie des présidents américains !

A minima, nos concitoyens doivent se forger une conscience historique, qui est la force des démocraties. Ils doivent aussi se rappeler quelles sont les grandes pages de l’historie de France liées aux Arméniens. Il ne s’agit pas seulement de rendre justice à ce peuple qui, en dépit de tout, a développé des capacités de résistance assez exceptionnelles qu’il faut saluer. Mais un génocide est un crime contre l’humanité : l’humanité est concernée. Un rappel intéressant : à la fin du XIXe, en France, de grands noms comme Jaurès, Péguy, Cauchin se sont mobilisés pour dénoncer la «guerre d’extermination» qui se déroule en Arménie. Or, quelques mois plus tard, les mêmes s’engagent pour défendre Dreyfus. Péguy dira clairement : on n’a pas pu sauver les Arméniens, on sauvera Dreyfus. Certainement, leur combat pour les Arméniens les aura aidés à mieux s’engager.