Arrivée en 2019 de Russie, Maria Kartasheva a traversé un cauchemar ces derniers mois au Canada. La Russe, 30 ans, a eu la mauvaise surprise de voir son dossier d’immigration rejeté lors de la cérémonie de naturalisation. Militante prodémocratie, elle aurait même pu être expulsée du pays en raison de sa condamnation par contumace par un tribunal russe pour «désinformation» dans le cadre du conflit en Ukraine. Critique du Kremlin, la jeune femme était poursuivie pour deux articles rédigés à Ottawa. Selon le Code pénal canadien, les règles en matière d’immigration assurent qu’un demandeur de citoyenneté accusé d’un crime dans un autre pays peut voir sa demande rejetée.

Le ramdam médiatique provoqué par ce cas rarissime a obligé le ministre canadien de l’immigration, des réfugiés et de la citoyenneté, Marc Miller, à intervenir sur X. «Les règles d’éligibilité sont conçues pour barrer l’accès à la citoyenneté canadienne par les criminels, non pour réprimer ou punir les dissidents politiques légitimes, assure l’élu. Mlle Kartasheva ne sera pas expulsée et a été invitée à devenir citoyenne canadienne.»

Dans le même temps, la bonne nouvelle est tombée pendant le déjeuner de la jeune femme (17h00 GMT): un courriel l’invitant à réaliser sa cérémonie quelques heures plus tard (20h00 GMT). «J’ai l’impression que je ne croirai pas que c’est arrivé même après la cérémonie, a-t-elle assuré à la chaîne canadienne CBC. Pendant une longue période, j’ai eu l’impression que personne ne s’intéressait à cette affaire.» Elle espère que sa mésaventure démontrera «que le Canada soutiendra les Russes au Canada qui s’opposent à la guerre, et que nous pourrons dormir tranquillement».

Pour la jeune femme, les ennuis avaient débuté à la fin 2022. Elle avait appris par l’intermédiaire de sa famille être accusée par les autorités russes d’un «délit en temps de guerre» pour avoir diffusé «délibérément de fausses informations» sur les troupes de son pays d’origine. En cause, son blog où elle publie régulièrement des posts sur le conflit Ukraine-Russie.

Dans l’une de deux publications en cause datant de mars 2022, sur le massacre de Boutcha, on peut y lire : «Dites-moi qu’avant l’arrivée des troupes russes, tous ces gens étaient en vie et roulaient sur leurs propres bicyclettes. Je ne sais pas pourquoi il était si ancré dans ma mémoire qu’il y avait des vélos partout, et que les personnes mortes qui les conduisaient, apparemment, allaient quelque part».

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Impliquée, la jeune femme a aussi participé à d’autres actions, en manifestant devant l’ambassade de Russie à Ottawa ou en élaborant un groupe appelé Russian Canadian Democratic Alliance (Alliance démocratique russo-canadienne).

La loi russe sur les fausses informations, médiatisée pour son impact sur les politiciens ou les journalistes du pays, est aussi utilisée contre les citoyens du pays critiques des actions du Kremlin. Résultat, la juge russe Elena Lenskaya a ordonné l’arrestation de Maria Kartasheva par contumace, puis en novembre dernier, le tribunal du district de Basnmany à Moscou l’a condamné à huit ans d’emprisonnement sur la base des billets publiés sur son blog.

Lorsqu’elle apprend en avril 2023 qu’un mandat d’arrestation a été lancé contre elle, la jeune femme présente une demande de citoyenneté au Canada et informe le ministère responsable de l’immigration (IRCC: Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada) des accusations portées à son encontre. Courant mai, elle reçoit une invitation à sa cérémonie de citoyenneté.

Maria Kartasheva se présente le 7 juin à la cérémonie, aux côtés de son mari. Avant de prêter serment, un agent pose une question habituelle, à savoir si une personne a fait l’objet de poursuites pénales. Elle lève la main, puis un fonctionnaire la prie de quitter la cérémonie pendant que son mari poursuit le processus et obtient la citoyenneté canadienne. La séance se termine. Elle n’a pu prêter serment d’allégeance à la Couronne.

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«Je me suis sentie trahie parce que j’espérais être en sécurité ici au Canada, a raconté la jeune femme, dans des propos relayés par Radio Canada le 5 janvier. J’avais le cœur brisé. Mais j’essayais aussi de rester positive, parce que c’était encore la cérémonie de mon mari, alors je ne voulais pas gâcher la journée pour lui. Je sais que le Canada ne soutient pas la guerre. Je sais qu’ils sont d’accord pour dire que la Russie réduit au silence les personnes qui s’opposent à la guerre. J’ai donc pensé qu’il s’agissait d’une situation tellement évidente que tout cela ne poserait aucun problème »

Comment expliquer ce revirement de situation ? Le paragraphe 372 (1) du Code criminel du Canada indique que quiconque «commet une infraction avec l’intention de nuire à quelqu’un ou de l’alarmer, transmet ou fait en sorte que soient transmis par lettre ou tout moyen de télécommunication des renseignements qu’il sait être faux» risque jusqu’à deux ans d’emprisonnement. Le ministère lui a confirmé en décembre que sa condamnation en Russie correspondait à ce cas de figure. «C’est un pays normal, s’est-elle lamentée à propos du Canada. On pourrait penser que personne ne me considère comme une criminelle pour m’être opposée à la guerre, mais finalement, cela semble être le cas. Ça n’a aucun sens !»

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La jeune femme, qui travaille dans le secteur de la technologie à Ottawa, risquait l’expulsion vers la Russie. «Je sais que les chances sont faibles, mais tant de choses ont mal tourné, craignait-elle. Comment pourrais-je ne pas craindre d’être expulsée ?»

Le Canada est pourtant un allié de premier plan de l’Ukraine depuis le début de l’invasion russe en 2022. Le gouvernement canadien a accueilli le président Volodymyr Zelensky fin septembre, en lui promettant des aides financières. Il a aussi procédé à des sanctions de personnalités russes, notamment… la juge auteure de l’arrestation de Maria Kartasheva, Elena Lenskaya.