L’Ukraine vit son deuxième hiver de guerre contre la Russie. Depuis le lancement de l’invasion de l’Ukraine, le 20 février 2014, Vladimir Poutine envoie inlassablement ses troupes accroître ses conquêtes. Cependant, la période hivernale semble suspendre les combats. Le général hiver atermoie. Si les avancées russes ou ukrainiennes sont limitées, une autre forme d’engagement militaire se poursuit : les frappes en profondeur. Comme l’an dernier, l’armée russe tire des projectiles (souvent des drones ou des missiles) sur les infrastructures énergétiques. «Moscou cherche aujourd’hui à améliorer les effets physiques et psychologiques de ses frappes sur l’Ukraine et l’Occident en tenant compte des faiblesses de l’armée russe», relève Dimitri Minic, chercheur au Centre Russie/NEI de l’IFRI*.

Néanmoins, l’armée russe a appris de ses erreurs et a perfectionné ces tirs. Elle utilise désormais divers types de munitions : «Les munitions rôdeuses, les missiles hypersoniques, balistiques, de croisière, antiaériens», énumère Dimitri Minic, qui souligne que celles-ci sont utilisées «de façon mieux pensée et séquencée». Désormais des vagues de drones précèdent celles des missiles, plus onéreux. Elles ciblent, comme l’an dernier, «le réseau énergétique et des zones résidentielles», et désormais davantage «les structures du complexe militaro-industriel». En sus, les zones de frappes se trouvent autant à l’arrière que près de la ligne de front. Cette méthode, qui vise surtout à affecter les structures industrielles ukrainiennes, a déjà été utilisée par l’armée russe l’hiver dernier, sans lui procurer d’avantages important. Pourquoi l’utiliser ? «Pour montrer que la Russie a des stocks illimités de moyens de frappes à longue distance», ajoute Dimitri Minic, et «que les attaques ukrainiennes réussies recevront des réponses plus douloureuses pour les Ukrainiens».

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Cet hiver, l’armée ukrainienne, à la suite de l’échec de sa contre-offensive, semble plutôt s’orienter vers des opérations coups de poing. Elle a réalisé avec succès des opérations commandos en Crimée occupée, des tirs contre des navires russes, mais aussi contre Belgorod, une ville à quelques kilomètres de la frontière. Pour autant, la ligne de front n’a presque pas oscillé malgré son étendue d’un millier de kilomètres. Son adversaire russe parait même à l’offensive : elle renforce son emprise autour de Marinka dans le Donbass, à Klishchiivka près de Bakhmout et avance près des étangs de Torske aux abords de Koupiansk dans le Nord-Est.

Les températures hivernales peuvent descendre à -20° en Ukraine, endommageant les véhicules et abîmant le moral des troupes. L’usure des batteries des blindés, par exemple, s’accroît durement pendant cette période. La mobilité, pourtant essentielle, est aussi réduite par le manque de végétation et donc de camouflage. La maintenance devient une nécessité militaire d’autant plus importante. Celle-ci est cependant complexifiée par les frappes dans la profondeur des deux adversaires, qui visent aussi les centres logistiques à proximité du front. Les ATACMS américains ou des SCAP/Storm Shadow franco-britanniques se révèlent précieux pour l’armée ukrainienne, grâce à leur portée de 400 kilomètres.

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Début septembre, Volodymyr Zelensky, président ukrainien, avait assuré que son pays peut continuer la guerre pendant l’hiver. Force est de constater cependant que si l’intensité des tirs perdure, les opérations de grande ampleur ne sont pas au rendez-vous. L’armée russe est aguerrie à ce type de combat, avec des déploiements réguliers en Arctique. Ce combat est régulièrement étudié par des publications militaires russes. Le ministère des armées russe, par exemple, a diffusé un long document détaillant les normes nécessaires pour l’entretien des blindés durant l’hiver.

«Nous n’avons pas véritablement pris la mesure de la transformation du complexe militaro-industriel russe», commente le général (2S) Olivier Kempf, directeur de la Vigie. Moscou y a mis les moyens : 106 milliards de dollars y sont alloués pour 2024, soit 6% du PIB et un tiers du budget de l’État. «En octobre 2022, la Russie produisait environ 40 missiles à longue portée par mois. Aujourd’hui, elle en produit plus de 100 par mois», relevait ainsi le Royal United Services Institute britannique, dans une note intitulée «l’Ukraine doit se préparer à un hiver rigoureux».

Quelques combats se poursuivent pourtant sur la ligne de front de près de 1000 kilomètres. «Les assauts récents à Avdiivka ont montré que la Russie continuait d’attaquer des positions fortifiées avec des colonnes de véhicules blindés, une erreur coûteuse faite de façon répétée depuis le début du conflit», rappelle Dimitri Minic. «Si l’armée russe a fini par miser sur l’infanterie à Avdiivka, c’est une leçon qu’elle aurait dû tirer depuis longtemps. Elle avait commis la même erreur à Vouhledar dans son offensive de janvier 2023», poursuit-il. L’an dernier, seul le groupe de mercenaires Wagner semblait avancer. Des milliers d’hommes se jetaient contre les défenses ukrainiennes. Au prix de 20.000 pertes, selon Evguéni Prigojine, alors à leur tête. La ville avait finalement été prise … en mai, après huit mois de féroces combats.

L’armée russe, en revanche, a très largement fortifié son front avec la «ligne Sourovikine». «L’absence de menaces de l’armée ukrainienne à l’hiver 2022-2023, souligne le rapport de RUSI, a permis à la Russie de construire trois vastes lignes de défense avec des mines, des tranchées et des obstacles». «Si l’Ukraine ne continue pas à faire pression sur la ligne russe pendant l’hiver, le risque est que ces lignes de défense soient élargies», prévient-il. Un risque d’autant plus important que les soutiens étrangers vacillent. Tous les regards sont tournés vers Washington, et la future élection présidentielle. Les capacités industrielles européennes, malgré les déclarations politiques sur «le passage à une économie de guerre», n’ont pas encore porté de résultats. Les livraisons de chars sont peu nombreuses, les munitions n’arrivent pas en grande quantité, et les F-16 promis n’ont pas encore été livrés.

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Pour le Kremlin, l’attente paraît une stratégie raisonnable. Encaisser les assauts russes, progresser méthodiquement, et surveiller de près la lassitude grandissante des opinions occidentales. La Russie continue d’asseoir son influence dans les territoires occupés et annexés, en témoigne la reconstruction de la ville de Marioupol, presque entièrement rasée après les combats. Un film serait même en cours de tournage dans les ruines. L’Ukraine, à la suite d’une contre-offensive échouée, doit-elle lancer des assauts importants au risque de pertes considérables ? L’armée russe, confortablement fortifiée, doit-elle attendre le printemps et miser sur la dispersion américaine, occupée à éviter une déflagration du Moyen-Orient ?

Les conditions saisonnières influencent naturellement le cours des combats, par la modification du terrain. Cependant, l’utilisation de l’outil militaire par les forces politiques dépendant avant tout d’objectifs stratégiques à atteindre. Et il semble que les deux armées ont intérêt à laisser passer l’hiver, sans encaisser de lourdes pertes.

*Dimitri Minic est aussi docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université et spécialiste de la culture politico-stratégique russe. Il est notamment l’auteur de Pensée et culture stratégique russe, aux éditions de la Maison des sciences de l’Homme.