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Khayam Turki a été arrêté le premier, samedi matin à 6 heures. Plusieurs fois cité pour devenir premier ministre, le quinquagénaire a vu un groupe de policiers en civil débarquer chez lui. Sa maison a été perquisitionnée avant qu’il ne soit emmené. «Il s’agit d’un enlèvement puisque le parquet n’était pas au courant jusqu’à 13 heures samedi, indique Lazhar Akremi, l’un de ses avocats. Ce n’est qu’à 16 heures que nous avons été appelés pour nous annoncer qu’il se trouvait à la brigade criminelle.» Dans la nuit de samedi à dimanche, Khayam Turki, issu du parti Ettakatol (formation sociale-démocrate, alliée du mouvement islamiste Ennahdha entre 2011 et 2014), a été transféré à la police anti-terroriste. Différents médias tunisiens affirment qu’il serait accusé de «complot contre la sûreté de l’État».
Lundi matin, Lazhar Akremi n’avait toujours pas été mis au courant des accusations contre son client, mais il avait déjà son opinion: «Cela fait suite à des réunions qu’il a faites chez lui pour rassembler l’opposition face au président». Kamel Eltaïef, qui a fait fortune dans le BTP et éminence grise de l’autocrate Ben Ali (1987-2011), ainsi qu’Abdelhamid Jlassi, ancien dirigeant d’Ennahdha, ont été arrêtés le même jour. L’épouse de ce dernier a évoqué, dimanche matin, un «kidnapping» sur une radio locale. «Ils l’ont conduit vers une destination inconnue. (…) Nous n’avons aucune nouvelle de lui. Mon mari est malade, il souffre d’un cancer. Je fais porter la responsabilité de toute dégradation de son intégrité physique au chef de l’exécutif et au pouvoir en place», a indiqué cette ancienne députée d’Ennahdha.
Pour Elyes Ben Sedrine, conseiller juridique à Avocats sans frontières, ces arrestations n’ont pas eu lieu dans les règles: «Même si ces personnes sont sous le coup de la loi anti-terroriste et qu’elles n’ont pas accès à un avocat pendant 48 heures, il y a un minimum d’information à transmettre aux proches». L’expert note que ce type d’interpellations visant des personnages politiques ou des avocats est nouveau: «Je n’avais jamais assisté à cela auparavant. Cela a commencé à l’été 2021 (lorsque le chef de l’État, Kaïs Saïed, a gelé le Parlement, NDLR) avec les personnes qui ont été placées en résidence surveillée hors de leur domicile. Nous n’avions aucune information à leur sujet.»
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Deux magistrats, Béchir Akremi, ancien procureur de la République, et Taïeb Rached, ancien premier président de la Cour de cassation, ont également été arrêtés dimanche. Le premier est accusé d’avoir dissimulé des preuves dans l’enquête sur les meurtres, en 2013, de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, deux leaders de la gauche tunisienne. Le second est accusé de corruption. «Ces deux arrestations auraient dû avoir lieu bien plus tôt. Ce sont des dossiers qui traînent depuis longtemps. La concomitance avec les arrestations de Turki, Jlassi et Eltaïef est bizarre. Pour moi, il s’agit d’un coup de com», estime un observateur international.
Ces interpellations interviennent un an après la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature par le président de la République. Cet organe, responsable de la carrière des magistrats et garant de l’indépendance de la justice, était pointé du doigt comme un symbole de la corruption et de l’inaction de la justice tunisienne. Il a été remplacé par un Conseil supérieur de la magistrature temporaire, nommé par le président. Mais les choses ne se sont pas améliorées depuis. «La ministre de la Justice intervient directement dans les dossiers en cours. Et le président s’exprime publiquement sur des affaires. Il y a une certaine peur chez tous les collègues qui rendent des jugements», explique un juge.
Vendredi, à la veille des arrestations, Kaïs Saïed avait justement rencontré sa ministre de la Justice, Leïa Jaffel. Selon le communiqué de la présidence, il aurait été question, pendant l’entretien, des affaires judiciaires qui traînent depuis des années, dont celle de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Pour les opposants à Kaïs Saïed, le lien est clair: le président aurait remis une liste de personnalités à arrêter à sa ministre. «Je m’attends à d’autres arrestations cette semaine», assure Lazhar Akremi. Pour l’avocat, il s’agit de détourner l’attention: «Il y a les pénuries, la flambée des prix. La vie des Tunisiens devient infernale, donc qu’est-ce qu’on fait? On dit que c’est la faute des traîtres et on les met en prison.»
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