Nous sommes le 7 octobre 1977. Quatre ans après le décès de J.R.R. Tolkien, l’auteur de la très célèbre trilogie du Seigneur des Anneaux , une traduction danoise de l’œuvre paraît à Copenhague. Tirée à seulement mille cinq cents exemplaires, elle est destinée aux amateurs de beaux livres. Au texte, s’ajoutent quatre-vingts planches et motifs d’illustration de style Art nouveau. Les dessins ne manquent pas d’originalité et présentent la particularité de ne donner aucun visage aux personnages. L’artiste n’a laissé qu’une mystérieuse signature aux consonances vikings : Ingahild Grathmer.
Rapidement, le secret s’évente. Le mystérieux dessinateur n’est autre que… la reine du Danemark elle-même, Margrethe II ! Grande admiratrice de l’écrivain anglais, la souveraine avait codé son identité véritable grâce à ce pseudonyme de «Grathmer», l’anagramme de «Margrethe» et «Ingahild», un condensé de ses trois autres prénoms, Ingrid, Alexandrine et Thorhildur. Au Danemark, les 1500 exemplaires s’arrachent et sont écoulés en quelques heures. Margrethe II, qui a récemment abdiqué après 52 ans de règne en faveur de son fils Frederik, a bel et bien illustré la version danoise du Seigneur des Anneaux.
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Ce n’est pas la facette la plus connue du personnage. L’histoire n’est pourtant pas sans charmes et commence en Angleterre, où celle qui n’est encore qu’une princesse danoise suivit les cours de littérature médiévale du professeur Tolkien. Fervente lectrice de l’épopée fantastique publiée au milieu des années 50, elle correspond avec lui à son retour au Danemark. En 1970, deux ans avant d’accéder au trône, elle lui fait parvenir, signés de son pseudonyme, des dessins d’illustration inspirés par la lecture de ces pages. Tolkien, qui tenait à ce que chaque lecteur s’imagine le monde qu’il avait inventé, ne souhaitait pas que son œuvre soit illustrée.
«Néanmoins, l’auteur a gardé les dessins de l’artiste inconnu, car, à sa mort en 1973, deux des croquis à l’encre de Grathmer ont été trouvés dans la poche de son manteau, tandis que le reste est apparu lors d’un examen de la succession, plusieurs même avec les recommandations chaleureuses de Tolkien notées sur les feuilles», raconte le site de la couronne danoise. Tolkien aurait en effet été séduit par les dessins, qui préservaient l’imagination des lecteurs en ne représentant pas les visages. Dans le brouillon d’une réponse destinée à la princesse danoise, Tolkien écrivait au sujet de ces illustrations : «Parfois, je suis frappé par la ressemblance entre eux et mes propres tentatives (non publiées) ; mais le plus souvent – leur caractère inattendu, comme si l’histoire et les paysages étaient réels en eux-mêmes mais vus d’un autre point de vue.»
L’identité véritable du dessinateur n’est révélée qu’au moment de la publication danoise de 1977. Plus tard, d’autres éditions intégreront les dessins de la souveraine. Par la suite, la reine autorisa même le groupe danois The Tolkien Ensemble à utiliser ses dessins pour illustrer la couverture de leur album.