Il s’en est fallu de peu que la situation ne dérape. Cinq minutes après avoir quitté la place de la République, à l’angle de l’avenue Machtots, le cortège des manifestants s’est heurté vendredi matin aux forces de l’ordre. Des escouades sans boucliers ni tenues antiémeutes, mais vigilantes. Les sirènes hurlent, le brouhaha est infernal, des manifestants sont interpellés et aussitôt engouffrés dans les véhicules de police.

La manifestation a été organisée par le Comité national, une structure établie la veille par diverses personnalités et groupuscules d’opposition, pour une part fidèles aux anciens présidents Robert Kotcharian et Serge Sarkissian. Ces opposants demeurent haïs de l’immense majorité des 2,8 millions d’Arméniens, personne n’ayant oublié leur corruption du temps où ils étaient aux affaires. Mais certains sont là sans être affiliés à un mouvement politique, comme Tata, dont les parents sont au Karabakh, dans le district de Martouni, et qui aimerait bien «que le gouvernement se bouge pour rapatrier les nôtres, au cas où cela se passerait mal avec les Azéris».

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Les esprits calmés, le cortège reprend sa marche. «Miatseq» («Rejoignez-nous»), scandent les manifestants à l’adresse des passants et des gens accoudés aux balcons de leurs majestueux immeubles en pierre rose de la rue Moskovian. Sans succès. La manifestation poursuit sa déambulation en criant: «Artsakh, Artsakh…» (le nom arménien du Haut-Karabakh) ou «Pachinian, traître», le premier ministre étant désigné comme le principal responsable de la perte de l’enclave arménienne de l’Azerbaïdjan. On place des poubelles en travers des rues, rêvant de paralyser le pays. Mais les bus fonctionnent, indifférents, les voitures patientent, certaines klaxonnant à tue-tête pour démontrer leur soutien à la colère populaire.

Ici et là, le cortège prend à partie les passants, commerçants ou automobilistes. Certains répondent vertement, accompagnant les mots de gestes obscènes. Trois jeunes femmes font un sit-in de quelques minutes à même l’asphalte à un feu rouge, drapeau du Karabakh sur les épaules. Un étendard qui, en ces jours de drame national, suscite recueillement et patience. Mêmes encouragements devant l’université de médecine. «Les étudiants avec nous!» Aucune blouse blanche ne sort. Kerob, en deuxième année, qui avale un feuilleté au fromage entre deux cours, ironise: «Les suivre? Parce que Kotcharian et Sarkissian ont réglé le problème du Karabakh, pendant les vingt ans où ils ont été aux commandes?»

Rafaël, un partisan de Robert Kotcharian, président de la République d’Arménie de 1998 à 2008, est là parce que «le gouvernement arménien ne fait pas qu’accompagner ce processus (perte du Karabakh), il aide l’Azerbaïdjan et les Turcs. Si vous écoutez les explications d’hier du premier ministre, il dit que tout va bien en Artsakh, que nos concitoyens ne sont pas en danger.» La guerre de l’automne 2020 n’a-t-elle pas démontré que le rapport de force militaire entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan condamnait la sécession du Karabakh? «Oui, peut-être que la région est perdue depuis 2020, mais je suis sûr qu’avec Kotcharian cela ne serait pas arrivé, peut-être qu’il aurait fallu avoir une politique étrangère plus prorusse», se demande Rafael en battant le pavé.

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«C’est désespérant de voir les gens se tourner vers Kotcharian en ces circonstances. Kotcharian, c’est l’homme de la ligne dure au sujet du Karabakh, de l’absence de compromis. C’est la ligne qui a conduit à la défaite en 2020, avec son acte final auquel nous assistons cette semaine. Kotcharian, c’est celui qui a poussé à la démission du président Levon Ter-Petrossian, en février 1998, justement parce qu’il proposait de faire des concessions sur le Karabakh. Ter-Petrossian pensait qu’il fallait le faire tant que nous étions en position de force, avant que l’Azerbaïdjan, avec sa population trois fois plus importante que la nôtre et ses énormes réserves d’hydrocarbures, ne reprenne la main», estime un proche du premier chef de l’État de l’Arménie indépendante.

Certes, Robert Kotcharian demeure détesté dans le pays. Mais il est extrêmement riche, soutenu par quantité de fonctionnaires, hommes d’affaires et faiseurs d’opinion dans le pays. Puissant, aussi, grâce à ses liens privilégiés avec le régime de Vladimir Poutine. Un régime dont les organes de la propagande s’emploient depuis quelques jours à discréditer le gouvernement de Nikol Pachinian. Ainsi, Margarita Simonian, la patronne de l’organe de presse du Kremlin RT, écrivait: «La foule scande:“Nikol est un traître.” Ils se sont réveillés. (…) La Russie se débrouillera sans l’Arménie. Pas l’Arménie sans la Russie.»