Drame de Marco Bellocchio, 2h15
En 1858, à Bologne, un garçon de 6 ans fut enlevé à sa famille juive par les soldats du pape. Tout cela parce qu’il aurait été baptisé en cachette par sa nourrice. L’événement ne passa pas inaperçu. Dans le monde entier, des caricaturistes s’en mêlèrent, qui ignoraient l’existence des réseaux sociaux. Avec L’Enlèvement, Marco Bellocchio s’attarde sur ce fait divers qui semble avoir été imaginé par un romancier en panne d’inspiration. C’est trop gros. Les écailles tombent des yeux. Tout cela est réel de A à Z. Le petit Edgardo se retrouve dans un collège religieux. Il doit renier sa foi, apprendre le latin, assister à la messe. Dans le dortoir, sous les draps, il récite en douce les prières qu’on lui a toujours enseignées. La famille ne s’en remet pas. Le père est reçu solennellement par un cardinal. Aucun résultat. Pie IX n’en démord pas : le gamin aura une éducation catholique. Par moments, le converti malgré lui est saisi de doutes. Ils ne durent pas. L’âme obéit à des injonctions contradictoires. Coupé du monde et des siens, baigné dans une profonde et frugale solitude, Edgardo s’éloigne de ses racines. Il découvre la vocation d’un autre avenir. C’est une tragédie au ralenti. Pendant ce temps, l’autorité vaticane est contestée. Son pouvoir décline. La colère gronde. Les drapeaux s’agitent. Le souverain pontife ne bouge pas un cil. L’Italie commence à s’unifier, à ruer dans les brancards. Marco Bellocchio déroule cette fresque intimiste d’une main ferme, d’une caméra sûre de ses mouvements. Il brasse les décennies dans une lumière de vitrail. C’est un opéra du clair-obscur, bercé par des violons tantôt mélancoliques tantôt tonitruants. Il s’y passe des choses surprenantes, des audiences, des procès, des larmes et des cris. Le film, solide et patiné comme un bahut d’époque, avance d’un pas décidé, avec efficacité et raffinement, empreint d’un lyrisme contrôlé. Bellocchio a une voix qui porte. C’est un beau livre d’images. Le mélodrame ne va pas mourir. Il a mille fois raison. Amen. É. N.
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Drame d’Anna Novion, 1h52
Marguerite est élève à l’École normale supérieure, section mathématiques. Elle s’y sent tellement chez elle qu’elle se promène en chaussons dans les couloirs. Sa promotion a une particularité : elle est la seule fille. Cela ne l’empêche pas de consacrer sa thèse à la conjecture de Goldbach, problème encore jamais résolu. La voici au tableau, exposant sa démonstration en public. Une simple erreur, repérée par un chercheur, suffit à flanquer par terre tout l’édifice. Il faudrait changer de sujet. Pas question. Marguerite claque la porte. Basta. Quatre ans pour rien. Un autre univers attend la demoiselle. Il faut se loger, trouver une colocataire, dénicher de l’argent. Pour ce dernier point, pas d’inquiétude : elle gagnera sa vie en s’illustrant au mah-jong dans des salles clandestines tenues par des Asiatiques. Quant à la colocataire, elle sera danseuse et délurée. Marguerite veut la même chose. Elle sort. Elle boit. Elle drague. Cette liberté l’étourdit. Un peu de sérieux. Les coucheries, la gueule de bois, cela va bien un temps. Elle repeint les murs du studio en noir pour les couvrir d’équations à la craie. Ces formules brouillent le monde et l’organisent harmonieusement. Cela devient de l’art, de la poésie. L’héroïne est aidée dans ses travaux par un condisciple qui arrive d’Oxford et joue du trombone. Il n’y a pas besoin d’avoir inventé la théorie de la relativité pour deviner que ces deux-là vont tomber dans les bras l’un de l’autre. Le Théorème de Marguerite est l’histoire d’une passion. On est entre Will Hunting et Un homme d’exception. Ella Rumpf est taciturne, introvertie, bouillante de connaissances. Les études très supérieures réussissent au cinéma français, comme l’annonçait La Voie royale, où il était question de Polytechnique. É. N.
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Animation de Hayao Miyazaki, 2h04
«L’ultime film de Miyazaki » : voilà comment l’on présente Le Garçon et le Héron, nouvel opus du maître de l’animation japonaise. Comme pour lui donner une valeur supplémentaire, il serait son film « testamentaire ». L’intéressé n’a fait aucun commentaire. Son œuvre précédente, Le Vent se lève (2013), avait déjà des accents autobiographiques – l’homme est né en 1941, sa famille construisait des avions – évoquant de manière réaliste la Seconde Guerre mondiale au Japon. Le Garçon et le Héron reprend le sujet de la guerre tout en le dilatant dans l’univers onirique plus vaste d’un cinéaste qui n’a jamais manqué d’imagination. La guerre frappe en force dès les premières images : Mahito est réveillé par les sirènes hurlantes qui annoncent une attaque sur Tokyo. Le petit garçon se précipite à la suite de son père vers la ville et l’hôpital où sa mère travaille et où elle trouve la mort. Tout n’est que feu, terreur et destruction. Cette première scène au souffle épique tranche avec la seconde, où l’on voit Mahito à l’âge de 11 ans arriver avec son père, qui vient de se remarier, dans un village où l’attend sa belle-mère. Le talent du cinéaste se déploie pour peindre une campagne verdoyante, un manoir en pleine nature et une mystérieuse tour avachie dans les ronces et le lierre. La beauté envahit l’écran tandis qu’un héron frôle le jeune garçon. Cet oiseau va bientôt se révéler être une sorte de Jiminy Cricket. Il insuffle des idées dans la tête du héros, qui ne parvient à trouver sa place ni au sein de son nouveau foyer ni à l’école. Il y aurait un autre monde où se trouverait sa mère. Mahito va partir à sa recherche. L’histoire basculant dès lors définitivement dans le fantastique. « Les morts sont les plus nombreux », dit l’un des personnages à Mahito. « Le monde est un être vivant infesté de moisissures et d’insectes », dit un autre. Il y a en effet quelque chose de crépusculaire dans ce dernier film, une tonalité sombre qui subsiste tout au long malgré quelques touches humoristiques et la poésie inhérente à l’univers du Japonais. Il n’est pour cela pas destiné aux plus jeunes spectateurs. Film sur le deuil, il peut aussi se voir comme un hymne célébrant les ressources et la résilience de l’homme face à l’adversité, et ce, « que le monde soit beau ou laid ». F. D.
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Drame de Vasilis Katsoupis, 1h45
Ça y ressemble, mais À l’intérieur n’est pas le remake américain des Vécés étaient fermés de l’intérieur, premier long-métrage de Patrice Leconte. Ici, ce ne sont pas les vécés, mais l’appartement tout entier qui est fermé de l’intérieur. Nemo s’y trouve piégé. Cambrioleur chevronné, voleur d’œuvres d’art, il s’y introduit avec l’aide d’un hackeur invisible qui désactive à distance le système de sécurité. Mais, quand tout se dérègle, l’intrus est livré à lui-même, coincé, fait comme un rat. Nemo est joué par Willem Dafoe. Une œuvre d’art à lui tout seul, entre fou shakespearien et Bouffon vert. Visage taillé à la serpe, corps noueux, il ressemble aux dessins d’Egon Schiele disséminés dans l’appartement. À travers les grandes baies vitrées (double vitrage incassable), on aperçoit la skyline de Manhattan. Nemo n’a guère le temps de s’extasier. Ironie cruelle, cette maison connectée, foyer surprotégé, devient une prison pleine de dangers. Le chauffage grimpe. L’eau ne coule plus. Le gaz est coupé. Le réfrigérateur parle ou joue Macarena mais ne contient aucun aliment. Seule denrée comestible, du caviar. Nemo en mange à la louche en regardant la télévision. Sur l’écran apparaissent les images captées par les caméras de vidéosurveillance. On y voit une femme de ménage monter et descendre les étages de l’immeuble, lointaine et indifférente. Pour son premier film de fiction, le réalisateur grec Vasilis Katsoupis orchestre un confinement involontaire et radical, un retour à l’état sauvage dans un environnement high-tech et hypercivilisé. Nemo lutte pour sa survie. Pour ne pas mourir de soif, il lèche les parois du congélateur. Sans eau, la cuvette des toilettes est inutilisable. Nemo finit en slip. Il devient fou, dessine sur les murs, parle seul, explique la recette des pâtes cuites dans l’eau froide. L’appartement luxueux se dégrade au fil des jours, au point de prendre un air de décharge. À l’intérieur est un cauchemar métaphysique. Et Nemo, un héros pascalien ou beckettien. Les beaux jours ne reviendront pas. É. S.
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Biopic de Géraldine Danon, 2h11
Des erreurs de navigation pour les besoins d’un film sur la voile, pas de quoi se formaliser. Question de lumière, de cadrage, de météo. À l’exception des marins, qui remarquera l’incongruité de faire naviguer le personnage de Florence Arthaud à bâbord dans les alizés? Et qui pour noter que, dans l’ultime plan de l’interminable long-métrage consacré par Géraldine Danon à la navigatrice, la comédienne Stéphane Caillard, qui interprète – certes, avec flamme – la première et unique femme vainqueur de la course transocéanique de la Route du rhum en solitaire en 1990, passe par-dessus bord à tribord mais regarde son voilier s’éloigner à bâbord? La nuit est noire. Dans le film comme lors de ce samedi 29 octobre 2011 où la vie de Florence Arthaud a vraiment failli basculer au large du cap Corse. Avant qu’elle ne disparaisse véritablement, moins de quatre ans plus tard, à 57 ans, le 9 mars 2015 lors d’un accident d’hélicoptère en Argentine. Perdre la vie dans les airs alors que «la petite fiancée de l’Atlantique» a tant incité les filles et les garçons à se dépasser grâce à ses exploits en mer: voilà un tragique paradoxe. Ce biopic en est un autre. Vu par Géraldine Danon, le parcours extraordinaire d’aplomb et d’audace d’une briseuse de records sur les océans se traîne. Flo est un exercice cinématographique scolaire empêtré – défaut de la plupart des biopics – par la chronologie. Géraldine Danon décline la vie de son héroïne comme on égrènerait une liste de courses. Qu’a voulu montrer la réalisatrice, avec ce portrait? Et à quoi bon s’emparer d’une vie féminine aussi flamboyante pour la réduire à cet enfilage de perles? Sauf peut-être à prouver qu’une femme peut vivre aussi effrontément et se détruire autant qu’un homme. Démonstration formidable si elle avait bénéficié d’un scénario, d’une image et d’une mise en scène. Flo n’est pas complètement vain, néanmoins. Après une heure et demie à patienter, la beauté et l’excitation de la course au large prennent enfin le dessus. I. S.
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