«Erreur grossière», «insulte aux religions», «faute historique»… Les critiques pleuvent après les images de la cérémonie de Hanouka organisée dans la Salle des fêtes de l’Élysée, jeudi soir, en présence d’Emmanuel Macron. Politiques de tous bords, polémistes, historiens et philosophes sont unanimes à condamner une atteinte inédite à la laïcité. «Hanouka à l’Élysée ! Bientôt Pâques, l’Aïd ?», a lancé le député LFI François Ruffin, quand l’élue RN Laure Lavalette qualifie la séquence «d’entorse inédite à la laïcité». Le maire de Cannes David Lisnard, lui, s’interroge. «Comment peut-on refuser de participer à une marche civique contre l’antisémitisme au motif incongru et fallacieux de la sauvegarde de l’unité nationale, et célébrer une fête religieuse au sein du palais présidentiel ?»
Tandis que la polémique enfle ce vendredi, le président s’est défendu lui-même, affirmant ne pas regretter «du tout» cette célébration de la fête des Lumières juive, organisée «dans un esprit qui est celui de la République et de la concorde». «Si le président de la République s’était prêté à un geste cultuel, ou avait participé à une cérémonie, ce ne serait pas respectueux de la laïcité. Mais ça ne s’est pas passé», a argué Emmanuel Maron.
Que dit exactement le principe de laïcité en France ? Ce principe est consacré dès l’article 1 de la Constitution : «La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale». Ses contours sont étayés dans sa loi fondatrice de 1905, dite «de séparation des Églises et de l’État». Celle-ci consacre notamment l’égalité de tous les citoyens devant la loi, quelles que soient leurs croyances, mais aussi la neutralité de l’État à l’égard des religions. L’article 2 est notamment très clair : «La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte». La seule entorse à cette stricte séparation, hormis le cas spécifique du régime concordataire en Alsace-Moselle, survient en cas d’atteinte à l’ordre public, où l’État peut intervenir, précise loi de 1905. «L’État se veut (…) neutre. Il n’y a plus de religion légalement consacrée. Tous les cultes sont traités de manière égale», conclut le site Vie publique sur sa page dédiée au principe de laïcité.
Au regard de ces principes, allumer la première bougie de Hanouka par le grand rabbin de France au sein du palais présidentiel et en présence du chef de l’État apparaît clairement comme une entorse à la laïcité. «On a bien eu de manière flagrante la reconnaissance d’un culte», souligne la philosophe Catherine Kinzler, professeur émérite à l’Université Lille-III et spécialiste reconnue de la laïcité.
Le constitutionnaliste Benjamin Morel estime que la démarche de l’Élysée témoigne «d’une totale ignorance de ce principe». «La loi de 1905 est suffisamment claire. Visiblement, Emmanuel Macron fait comme si elle n’existait pas», souligne le maître de conférences en Droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas, qui évoque un acte «indéfendable». Plus que de l’ignorance, Catherine Kinzler l’analyse comme une «faute institutionnelle grave», rappelant que «nul n’est censé ignorer la loi».
D’autant que, si Emmanuel Macron n’a pas lui-même allumé la bougie, comme le précise le grand rabbin Haïm Korsia au Figaro – estimant que, dans ce cadre, le président n’a pas «participé» à l’acte religieux – la cérémonie s’est tenue au sein même du palais présidentiel, lieu institutionnel par excellence. «La laïcité n’est pas contraire à la religion dans l’espace civil, mais dans le domaine de l’autorité publique, oui», rappelle Catherine Kinzler. «L’Élysée (…) est la résidence du chef de l’État, le lieu où s’incarne la République. S’il est un lieu où le principe de neutralité (qui plus est désormais constitutionnalisé) doit s’exercer c’est celui-là !», réagit également sur X l’historien Éric Anceau.
Avant cette cérémonie juive au sein du palais présidentiel, Emmanuel Macron avait «déjà chevauché la ligne rouge» à plusieurs reprises, selon Catherine Kinzler. La philosophe énumère l’assistance du locataire de l’Élysée, en sa qualité de président de la République, à la messe du pape à Marseille ; son discours aux évêques catholiques en 2018 où le président disait vouloir «réparer» le «lien entre l’Église et l’État» ; ses propos pour les 500 ans de la Réforme en 2017, invitant les protestants à rester «la vigie de la République» ; ou encore lorsque le chef d’État avait mis en garde, à la veille de Noël en 2017, contre une «radicalisation de la laïcité» dans le pays.
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Cette fois-ci pourtant, plusieurs historiens estiment qu’Emmanuel Macon a franchi un cap. «Depuis la victoire des républicains en 1879 (après la démission du président Mac Mahon, fervent monarchiste et ostensiblement catholique, NDLR) jamais un président de la République n’avait osé célébrer une cérémonie religieuse à l’Élysée», assure Éric Anceau. Même Charles de Gaulle, fervent catholique, était soucieux d’équilibrer son attachement à l’Église catholique avec ses fonctions de dirigeant. Selon la spécialiste Caroline Pigozzi, le chef de l’État avait fait installer, à ses frais, une petite chapelle donnant sur la cour d’honneur de l’Élysée, mais seules des messes privées s’y déroulaient. En revanche, lorsque le général de Gaulle participait comme chef d’État à une messe (par exemple en 1944 à Notre-Dame de Paris pour la Libération ou en 1962 à Reims avec Konrad Adenauer après la signature du traité de réconciliation franco-allemande), il ne communiait pas. Il commit une exception lors de son voyage à Leningrad en 1966, dans une URSS privée de liberté religieuse. Mais jamais il n’organisa une messe dans le Palais de l’Élysée en sa qualité de chef de l’État. «Je ne suis pas le président des catholiques mais de tous les Français. Il ne faut pas confondre le président de la République et le cardinal archevêque de Paris», expliquait le Général à son neveu, le père François de Gaulle, cité par Paris Match.
Ce précédent risque d’être lourd de conséquences, selon les analystes qui s’interrogent sur la dangereuse jurisprudence de l’acte. «Par le principe de laïcité en France, un citoyen est un citoyen, peu importe sa religion. Sa confession n’est pas une donnée qui est prise en compte dans les politiques publiques, rappelle Benjamin Morel. L’Élysée, c’est le lieu de tous les citoyens. On ne peut faire entrer toutes les religions à l’Élysée. Par conséquent, on n’en fait passer aucune». Pour l’enseignant-chercheur en droit public, cet événement instaure une inégalité grave entre confessions. «Le président s’inscrit dans une dynamique de différenciation communautariste et communautarienne», estime le constitutionnaliste.
Une analyse que rejoint la philosophe Catherine Kinzler. Pour elle, Emmanuel Macron fait de la nation «un conglomérat de communautés» où «les non-croyants, ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance, sont lésés». «Il y a un coup pour les catholiques, un autre aux protestants, un autre aux musulmans, un autre aux juifs», énumère-t-elle, disant s’inquiéter pour les enseignants chargés de transmettre la notion de laïcité aux prochaines générations. «Comment vont faire dorénavant les professeurs pour expliquer ce principe dans les cours d’éducation morale et civique ?»