Deux drames similaires en quelques jours. Après une fusillade survenue dans un établissement francophone de Belgrade mercredi 3 mai, un homme de 21 ans a ouvert le feu à l’arme automatique dans le sud de la capitale serbe ce jeudi. En tout, 17 personnes ont perdu la vie. En réaction, le président serbe Aleksandar Vucic a annoncé vendredi 5 mai lancer un vaste plan de «désarmement» du pays visant à récupérer des centaines de milliers d’armes auprès des civils. Celui-ci vise notamment à réduire le nombre de permis de port d’armes légères de près de 400.000 à «pas plus d’entre 30.000 et 40.000». Il a également annoncé que le gouvernement s’attaquerait au problème de la possession illégale d’armes.
«C’est un coup de bluff», analyse Alexis Troude, chargé de cours à l’université Melun Val de Seine, et spécialiste des Balkans. Pour Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du courrier des Balkans et auteur de Les Balkans en 100 questions (à paraître le 11 mai aux éditions Tallandier), «il y a bien sûr un effet d’annonce, mais le gouvernement ne pouvait pas faire autre chose». «L’État ne s’est jamais vraiment attaqué au problème des armes, estime-t-il, les précédents plans de désarmements étaient bidons».
Selon Alexis Troude, «le principal objectif du gouvernement restait jusque-là de lutter contre les organisations mafieuses» plutôt que de s’attaquer à la possession d’armes chez les civils. Problème d’après lui, le président serbe pourrait ne pas aller aussi loin qu’il l’annonce car il conserve lui-même des liens avec la mafia, notamment «pour assurer sa sécurité». «Le fait que ces groupes jouissent d’une grande tolérance justifie une certaine culture de la violence, l’idée que tout le monde peut être armé», complète Jean-Arnault Dérens.
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Si Aleksandar Vucic souhaite s’attaquer aux armes dans le pays, c’est parce que la Serbie fait figure de leader en Europe, à égalité avec le Monténégro. D’après des données datant de 2017 du groupe de réflexion indépendant Small arms survey, il y a 39,1 armes en circulation pour 100 habitants dans le pays. À titre de comparaison, la France compte 19,1 armes en circulation pour 100 habitants. Pourtant, le cadre légal «est le même qu’en France», indique Alexis Troude. Concrètement, «il n’y a pas de ventes d’armes [légales] en Serbie». «C’est aussi pour ça que les Serbes sont sous le choc», ajoute-t-il. «Il n’y a jamais eu de tueries de ce type en Serbie, c’est un phénomène nouveau», appuie de son côté Jean-Arnault Dérens.
Alors, comment expliquer que les Serbes disposent de tant d’armes ? «C’est notamment dû aux guerres qu’a connues le pays dans les années 1990 [les guerres de Yougoslavie, NDLR]», analyse Alexis Troude. «Des Serbes cachaient des armes car il y avait une défiance des Soviétiques. Il fallait alors que chaque Youglosave ait une arme». Des armes comme des fusils de type kalachnikov essentiellement. Les Serbes ont donc conservé massivement des armes datant des guerres de Yougoslavie. «Ces comptes du passé n’ont jamais été vraiment réglés et il y a toujours aujourd’hui une glorification des crimes commis dans les années 1990, ajoute Jean-Arnault Dérens. Tant que cela n’aura pas évolué, il paraît compliqué de sortir de cet important armement de la population».
Cette tradition de l’armement a perduré en Serbie ainsi que dans les autres pays des Balkans. Le Monténégro, la Bosnie et la Macédoine font par exemple partie des pays européens où le plus d’armes circulent. «Il s’agit de sociétés patriarcales où les hommes ont conservé une tradition de l’armement. C’est un phénomène social», décrypte Jean-Arnault Dérens. Pourtant, Alexis Troude estime que «la nouvelle génération qui n’a pas connu la guerre a moins cette habitude des armes». «Les parents ne veulent plus de guerre, donc ils n’en parlent pas à leurs enfants», analyse-t-il.
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Ces deux spécialistes s’opposent sur le rôle des influences mondiales. Pour Alexis Troude, la société serbe s’américanise et l’importante place de l’arme à feux outre-Atlantique pourrait avoir traversé les frontières serbes. D’après Jean-Arnault Dérens, les responsabilités sont avant tout «internes à la Serbie». «Ces événements où des Serbes tuent des Serbes montrent bien qu’il s’agit d’une société très largement en perte de repères», s’accordent-ils néanmoins. À un moment où la chasse à l’armement voulue par le gouvernement s’annonce bien difficile.