Pour Charlotte Moge, maîtresse de conférences en études italiennes a l’université Lyon 3 Jean Moulin, la ‘Ndrangueta est devenue aujourd’hui les réseaux mafieux le plus puissants d’Italie.
LE FIGARO. -D’où vient la ‘Ndrangueta ?
Charlotte Moge. -La ‘Ndrangueta est née au milieu du XIXe siècle en Calabre (région du sud de l’Italie, NDLR) dans les campagnes de l’Aspromonte. Ses premières activités criminelles se concentraient sur le secteur agricole avec des vols de produits et des extorsions. Entre les deux guerres, elle se lance, comme la plupart des groupes criminels, dans le trafic de cigarettes. C’est dans les années 70 qu’elle commence à faire parler d’elle et à fortement s’enrichir en procédant à des séquestrations de fils de riches entrepreneurs du nord de l’Italie contre rançons. Elle se fait particulièrement remarquer pour sa cruauté avec des détentions qui pouvaient durer des mois. Par exemple, pour convaincre un riche homme d’affaires dans les hydrocarbures de libérer son petit-fils, elle envoya son oreille à un quotidien de Rome.
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C’est grâce à la richesse accumulée de ces rançons que la ‘Ndrangueta se lance dans le trafic de drogue. En suivant le modèle de la mafia sicilienne (la plus puissante de l’époque était la Cosa Nostra, NDLR), elle procède au blanchiment d’argent en s’infiltrant dans l’économie légale par l’investissement dans la construction d’infrastructures, crée des sociétés pour concourir aux appels d’offres…
-Comment est-elle devenue la mafia la plus puissante d’Italie ?
Dans les années 90, le monopole du trafic de drogue était réservé à la Cosa Nostra. Mais le fonctionnement de cette organisation a été mis en péril par une énorme répression policière à la suite des multiples attentats perpétrés par ce groupe (avec notamment les attentats de Capaci et Via d’Amelio en mai et juillet 1992). Des membres mafieux commencent à collaborer avec la police et la Cosa Nostra perd de son aura. La ‘Ndrangueta, qui ne bénéficie pas de cette attention médiatique, profite de ce moment pour traiter directement avec les fabriquants, ayant un statut d’interlocuteur plus fiable.
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Aujourd’hui, elle a le quasi-monopole du trafic de cocaïne en Europe. Grâce à ses investissements dans le BTP, elle a activement participé à la construction du port de Gioia Tauro en Calabre, dont elle contrôle le transport. Considérée à l’origine comme une mafia rurale et cruelle, les autorités ne prenaient pas véritablement au sérieux cette organisation, qui était minime face à la Cosa Nostra. Cependant, on sait aujourd’hui que pour avoir mené des enlèvements d’enfants d’industriels, cela impliquait une forte implantation dans le nord du pays, qu’à l’époque personne n’avait compris.
-Comment s’organise-t-elle ? Pensez-vous que son organisation peut-être durable ?
Le fonctionnement de la ‘Ndrangueta est organisé par des familles nommées ‘Ndrine. Elles coïncident avec la famille de sang rendant cette organisation beaucoup plus perméable aux phénomènes des repentis (qui collaborent avec la justice). Ces familles se répartissent par centaines sur le territoire italien et dans plusieurs pays du monde. Il est important de souligner que toute ‘Ndrine présente à l’étranger possède forcément des membres restés en Calabre, où se trouve la maison mère. Les marqueurs identitaires sont très ancrés et les familles procèdent aux mariages combinés pour renforcer les alliances et limiter les guerres. Cette particularité explique pourquoi la ‘Ndrangueta reste unie, contrairement à la Cosa Nostra par exemple, où la branche américaine est très vite devenue indépendante. Dotée d’un système pyramidal, elle évite tout phénomène de cartellisation.
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– Comment s’est-elle développée dans les pays étrangers, notamment en Allemagne ?
La ‘Ndrangueta s’est étendue dans beaucoup de pays notamment au Canada, en Australie, aux Pays Bas, en France… L’Allemagne est le pays où elle est la plus présente, avant tout parce qu’il s’agit d’un des pays les plus riches d’Europe. Elle a énormément profité du contexte de la fin de la guerre froide pour s’implanter durablement. La chute du mur a engendré d’énormes opportunités immobilières avec des constructions à bas coûts. Elle s’est surtout concentrée dans le développement de commerces où il est aisé de blanchir de l’argent comme les pizzerias, les glaciers… En France nous avons très peu de données, mais il serait dramatique de croire qu’elle n’est pas présente.
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Les autorités françaises sous-estiment le phénomène. On a tendance à croire que la mafia est un problème italien et on reste dans une sorte d’imaginaire cinématographique les concernant. On ne se rend pas compte que les mafias d’aujourd’hui ont un besoin énorme de blanchir leur argent ce qui implique d’importants réinvestissements dans l’économie légale. On sait qu’elle est très présente dans les régions frontalières et il serait naïf de croire qu’elle s’arrêterait à la frontière.
-Les récentes interventions policières auront-elles un véritable impact sur ses activités ?
La police a procédé à un important coup de filet contre cette mafia avec une centaine d’interpellations, mais de toutes évidences la ‘Ndrangueta n’est pas en train de décroître. Il est très difficile d’avoir des estimations précises quand il s’agit de sociétés secrètes mais Nicola Gratteri, procureur de Catanzaro, avance un chiffre d’affaire d’au moins 30 milliards d’euros rien que pour le narcotrafic.
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Il faut rappeler que cette mafia est implantée partout et notamment au sein de l’économie légale. Elle est extrêmement puissante et nous n’avons aucunes estimations sur le nombre d’affiliations.