Un « guide des oligarques russes en temps de guerre », c’est ce que publie le média indépendant russe « Proekt ». Se fondant sur le recensement des 200 milliardaires russes par le magazine Forbes en 2021 , Proekt estime que 81 d’entre eux approvisionnent directement le complexe militaro-industriel russe, ainsi que l’armée ou la Garde nationale. Si tous font l’objet de sanctions occidentales, seulement 14 d’entre eux sont visés par tous les pays alliés de l’Ukraine.

Parmi ces grandes fortunes figurent, entre autres, Guennadi Timtchenko de la société gazière Novatek, Igor Rotenberg, héritier du milliardaire Arkadi Rotenberg et actionnaire de Gazprom, ou Iouri Kovaltchouk de la banque Rossia. D’après l’enquête de Proekt, Viktor Vekselberg, copropriétaire de Rusal avec Oleg Deripaska, fournit de la poudre d’aluminium au fabricant de missiles Arkan, tandis que le groupe minier Evraz de Roman Abramovitch, l’ancien propriétaire du club de football de Chelsea, fournit des matières premières aux usines de tanks et des produits chimiques destinés à fabriquer des explosifs et à produire des missiles. Au lendemain de l’invasion russe, l’oligarque s’était pourtant porté volontaire pour mener des pourparlers de paix entre l’Ukraine et la Russie.

Si ces entreprises renflouent l’armée, certaines d’entre elles recrutent également les futurs soldats et mercenaires qui iront combattre en Ukraine. C’est ce qu’a découvert le média russe d’investigation « Important stories », qui s’est entretenu avec un mercenaire du bataillon « Sokol », intégré à l’armée russe. Ce mercenaire explique être payé par le ministère de la Défense russe et une « société sponsor », identifiée comme étant Rusal, selon cette enquête. Les autorités moscovites forcent alors les entreprises à chercher des soldats de fortune, à les employer fictivement, pour finalement les envoyer au front.

L’entreprise Novatek, deuxième plus grand producteur de gaz naturel en Russie après Gazprom, approvisionne également le front ukrainien avec des « volontaires ». Plusieurs grands groupes russes agissent de la sorte. « Il y a parmi ces entreprises beaucoup de nouveaux oligarques qui profitent de la guerre pour obtenir des contrats de l’État en fournissant du matériel militaire et autres », explique Vladislav Inozemstev, un économiste russe indépendant. « C’est une nouvelle tendance qui s’est développée depuis le début de la guerre ».

Loin d’adopter une attitude ouvertement « va-t-en-guerre », ces milliardaires se font au contraire très discrets sur leur soutien à « l’opération spéciale militaire ». Ils vont même jusqu’à nier leur implication dans le conflit, comme Mikhaïl Fridman, à la tête de la banque Alfa, qui continue pourtant de financer, aujourd’hui encore, une usine d’armement russe.

« Ils cherchent à préserver leur neutralité », explique Daniel Treisman, professeur à l’Université de Californie à Los Angeles et spécialiste de la Russie. Alors que les plus riches des Russes ont dû faire une croix sur une partie de leurs biens à cause des sanctions (leur fortune s’est réduite de près de 100 milliards de dollars entre 2021 et 2023, écrit le journal russe indépendant Meduza) certains ont choisi de quitter leur pays, en faisant jouer leur double nationalité. Roman Abramovitch demeure ainsi en Grande-Bretagne, et Alisher Ousmanov, le propriétaire du groupe téléphonique Megafon et du média Kommersant, en Ouzbekistan. D’autres oligarques ont même renoncé à leur nationalité russe – Le Monde en a recensé 6, le dernier en date étant le pétrolier Igor Makarov.

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Le président russe ne laisse toutefois pas d’autres choix aux oligarques que de financer l’effort de sa guerre : certains ont déjà payé de leur vie leur opposition à la guerre. Dès le début de l’invasion, Vladimir Poutine avait convoqué les plus importants d’entre eux pour une réunion au Kremlin. «Les milliardaires doivent toute leur fortune à Poutine», explique Galia Ackerman, historienne spécialiste de la Russie. Le président peut les contrôler comme il le veut; les récalcitrants savent qu’ils risquent de finir en prison, comme Khodorkovski en 2005, ou pire…»

L’oligarque Oleg Tinkov a osé rendre publique ses mésaventures. Ce banquier russe, opposé à la guerre en Ukraine dès le premier jour, a confié, dans une interview accordée à Forbes, avoir été obligé de céder, « pour presque rien », 35% des parts qu’il détenait dans sa banque en ligne «Tinkoff». Il a décidé d’abandonner son passeport russe, fin octobre 2022. « Désormais, jouer sur les deux tableaux, comme [les oligarques] le font depuis 30 ans en ayant une maison dans un quartier chic de Londres tout en entretenant une amitié avec Poutine, n’est plus possible », explique le banquier. « Ceux qui critiquent trop ouvertement la guerre risquent une nationalisation de leur entreprise», assure le professeur Daniel Treisman. La prise de contrôle de filières occidentales en Russie, comme Danone récemment, semble déjà annoncer la couleur.