La géographe Sylvie Brunel est professeure de géographie à l’université Paris-Sorbonne depuis 2007. Spécialiste de l’Afrique et des questions de développement et de famine, elle a dirigé l’association humanitaire Action contre la faim.
LE FIGARO. – Depuis le séisme vendredi soir, de nombreux pays ont tendu la main pour offrir de l’aide au Maroc. Après un long silence, le royaume a seulement accepté des secours espagnols et qataris. Pourquoi cette réserve ?
SYLVIE BRUNEL. – Quand un État subit une catastrophe, c’est à lui de demander de l’aide. C’est une question de souveraineté. Il n’est pas question pour les secours internationaux de se précipiter dans un pays, sauf si celui-ci a failli, comme en Haïti en 2010. Après le tremblement de terre, il y a eu un rush (une précipitation, ndlr) humanitaire parce que l’État n’était absolument plus en situation d’y faire face. Le bâtiment présidentiel lui-même s’était effondré ! Mais il y a eu par la suite des polémiques sur le fait que Haïti a été dépossédé de sa souveraineté. La Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH) était directement pilotée par Bush puis par Clinton…
Le roi Mohamed VI veut donc garder la main sur son pays. C’est aussi une forme de fierté nationale. Mettez-vous à la place du Maroc. En cas de catastrophe naturelle en France, comme à La Faute-sur-Mer (victime de la tempête Xynthia en 2010, ndlr), imaginez-vous des ONG marocaines ou américaines débouler ? L’aide humanitaire internationale va toujours des pays développés aux pays non développés. En tant que pays émergent, qui se veut interlocuteur de l’Europe et qui aspire à un statut de puissance régionale en Afrique, Rabat veut montrer qu’il est souverain, capable de piloter les secours, et ne pas se comporter comme un pauvre pays meurtri que tout le monde vient charitablement secourir …
Si c’est par fierté que le Maroc refuse, n’est-ce pas criminel vis-à-vis des potentielles victimes encore sous les décombres ?
Vous touchez sur un point clé : l’efficacité et la rapidité des secours locaux dans une situation de séisme. Il y a un tel amoncellement de débris que tout se joue dans les premières 24 ou 48 heures. Les actions essentielles sont celles de proximité. Par la suite, sauf cas exceptionnels de personnes bloquées dans des trous d’air ou cavités, les chances de retrouver des survivants s’amenuisent fortement. Le temps qu’arrivent les secours internationaux, il est malheureusement déjà trop tard. Au nom de cette maigre chance de sauver des rescapés, le risque pour le Maroc est de perdre sa souveraineté.
Et puis, la précipitation des secours lors de tragédies humanitaires est source de nombreux problèmes : l’engorgement, la mauvaise coordination, les routes saturées, ou l’installation de structures que les Marocains ne souhaitent pas forcément (islamistes ou à vocation religieuse par exemple). Les gens sont animés de générosité, mais aussi de naïveté. Toute opération humanitaire est d’abord géopolitique. Les structures humanitaires sont un cheval de Troie pour s’installer, prendre des contacts, montrer qui sont les bienfaiteurs. Rabat refuse d’être un vaste champ d’opérations humanitaires dont il n’aura plus la maîtrise.
L’aide proposée par les États n’est donc qu’une question d’intérêts ?
Une anecdote : lors du tsunami du 26 décembre 2004 en Asie du sud-est, les Américains se sont immédiatement positionnés pour aider l’Indonésie. C’était le moyen rêvé de reprendre pied dans une zone du monde où ils étaient alors très mal perçus. Après l’Irak, l’Afghanistan en 2001, il y avait l’idée que les États-Unis avaient un compte à régler avec les musulmans. Or, l’Indonésie abrite la plus grande population musulmane du monde. Savez-vous quelle expression a alors utilisée la secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice ? «Une merveilleuse opportunité»…
Seuls le Qatar et l’Espagne ont reçu un appel de Rabat. Pourquoi ?
Parce que le roi Mohammed VI et l’émir qatari al-Thani sont très proches. Les deux États ont des relations excellentes et se considèrent d’égal à égal. C’est un calcul géopolitique : le Maroc va minutieusement choisir ses partenaires pour ne laisser entrer que des structures très compétentes, avec des savoir-faire particuliers, tels que des chiens renifleurs, qui vont permettre de localiser les dernières personnes bloquées.
Peu d’informations et d’images filtrent sur les opérations de secours. Le Maroc a-t-il les ressources nécessaires ?
Les forces civiles et les forces royales marocaines ont été rapidement déployées. Mais elles vont être totalement débordées. Le séisme a touché des zones montagneuses difficiles d’accès. Le problème de sous-développement est énorme au Maroc, pays désarticulé entre des zones ressemblant aux grandes villes européennes, et des villages dans les montagnes avec des écoles qui ne fonctionnent pas, l’absence des services publics, etc. Les forces marocaines n’auront pas forcément la possibilité de sauver des vies ni de reconstruire ensuite. L’après, c’est organiser des abris, réinstaller les télécommunications, l’accès à l’eau potable, faire face au froid… Il faudra des moyens colossaux.