«J’ai toujours écrit pour une voix », disait Beckett. Au Petit Saint-Martin, cette voix est celle de Dominique Maladie. La comédienne est mise en scène ou plutôt mise en écoute par Alain Françon. Sur le plateau, une chaise bleue dont le dossier aurait été ébouté, une valise et, gisant sur le sol bleu – comme si le corps d’un homme s’en était échappé – des vêtements à la Charlot : un pantalon, une veste, une paire de vieilles godasses et un chapeau melon. Au fond de la scène, une toile tendue sur laquelle est peint un rond noirâtre pas complètement rond. On dirait un tableau de Bram Van Velde. Lors des premières minutes du spectacle, Dominique Valadié est assise au premier rang, avec le public.
Une voix off dit quelques lignes de Compagnie, un des derniers textes de Beckett : « Une voix parvient à quelqu’un sur le dos dans le noir. » Puis la comédienne, vêtue d’une veste et d’un pantalon noirs, se lève. Commence alors Premier amour, puisque c’est de ce texte publié en 1946 qu’il s’agit : « Je suis allé, il n’y a pas très longtemps, sur la tombe de mon père, cela je le sais… » À partir de là, Dominique Valadié va dérouler la vie d’un vagabond qui ne vagabonde que dans sa tête. Et dans le crâne de ce curieux bonhomme – abandonné par sa famille à la mort du père – s’entrechoquent toutes sortes de pensées liées à l’amour.
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Ou plutôt la façon d’y échapper. Premier amour est un vrai-faux récit autobiographique. Disons une drôle de nouvelle à la première personne. De la rencontre avec Lulu sur un banc jusqu’à la chute finale, ce récit d’un amour est un abattage de toutes les conventions. Lulu est une prostituée avec qui il refuse tout contact. Cependant, elle lui apprend qu’elle est enceinte, lui dit que le bébé bondit déjà dans son ventre. Le narrateur, amorphe, lui répond : « S’il bondit, dis-je, il n’est pas de moi. » Un jour, il trouve que ses clients font trop de boucan. Alors, il la quitte.
Beckett est le plus grand metteur en scène du désarroi, et on peut compter sur lui pour brasser l’humour noir. En voilà un échantillon poilant : « Peut-être que je l’aimais d’un amour platonique ? J’ai du mal à le croire. Est-ce que j’aurais tracé son nom sur de vieilles merdes de vaches si je l’avais aimée d’un amour pur et désintéressé ? Et avec mon doigt par-dessus le marché, que je suçais par la suite ? » De Lulu, en plein déshabillage, il écrit encore : « Elle enleva tout, avec une lenteur à agacer un éléphant, sauf les bas, destinés sans doute à porter au comble mon excitation. » Il ajoute, voilà son génie : « C’est alors que je vis qu’elle louchait. »
Une femme qui joue un personnage mâle de Beckett ? Culotté, n’est-ce pas ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que la greffe Valadié prend. L’actrice ne joue pas la mijaurée et le spectateur, ne se faisant plus guère d’illusion sur l’humanité, se laisse allègrement tripoter le cervelet. Premier amour. Au Théâtre du Petit Saint-Martin, jusqu’au 31 décembre. Tél. : 01 42 08 00 32.