C’est à 18 heures, ce lundi, que les membres du cabinet d’Élisabeth Borne ont la confirmation qu’il leur faut faire leurs cartons. Le directeur de cabinet de la première ministre les a convoqués quelques instants plus tôt pour leur annoncer la nouvelle. La mise en scène du départ a été chorégraphiée trois heures plus tôt, lors d’un dernier tête-à-tête à l’Élysée entre Élisabeth Borne et Emmanuel Macron. « Votre travail au service de notre Nation a été chaque jour exemplaire, écrit au même instant le chef de l’État sur le réseau social X (ex-Twitter). Vous avez mis en œuvre notre projet avec le courage, l’engagement et la détermination des femmes d’État. De tout cœur, merci. »

En juillet dernier, le maintien d’Élisabeth Borne à Matignon avait été annoncé sans enthousiasme, par un texto lapidaire envoyé par l’Élysée aux rédactions. En ce début d’année, voilà son congé officialisé par un tweet, certes chaleureux. « C’est l’ouverture d’une nouvelle étape après dix-neuf mois d’une action utile et cohérente », justifie-t-on dans l’entourage d’Emmanuel Macron. Des éléments de langage diffusés par l’Élysée saluent « la première ministre d’une action courageuse et utile au pays », « une femme d’État » qui « a su former une équipe avec le meilleur de la gauche et le meilleur de la droite ». « On verra l’empreinte d’Élisabeth Borne dans la vie du pays », ajoute-t-on. Comme s’il fallait s’excuser au moment de la débarquer.

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Il faut dire que, dans sa lettre de démission à Emmanuel Macron qu’elle a rendue publique, Élisabeth Borne fait bien comprendre – s’il le fallait – qu’elle ne part pas de son propre chef. « Vous m’avez fait part de votre volonté de nommer un nouveau premier ministre », écrit-elle, en se félicitant d’avoir conduit « des réformes essentielles » et citant en particulier celle des retraites (passée en force avec l’article 49.3) et la loi immigration. « Alors qu’il me faut présenter la démission de mon gouvernement, je voulais vous dire combien j’ai été passionnée par cette mission, guidée par le souci constant, que nous partageons, d’aboutir à des résultats rapides et tangibles pour nos concitoyens », ajoute-t-elle, en paraphrasant presque mot pour mot le socialiste Michel Rocard en son temps.

En éteignant ainsi la lumière à Matignon, Emmanuel Macron a ouvert une nouvelle page aux contours qui restent encore à définir. Car s’il a tardé à renvoyer Élisabeth Borne, c’est parce qu’il a hésité jusqu’au bout sur le nom de son successeur, comme il l’a d’ailleurs lui-même avoué à l’intéressée lundi après-midi. Dans un communiqué laconique, l’Élysée indiquait donc lundi soir, selon la formule de rigueur, que la désormais ex-première ministre « assure, avec les membres du gouvernement, le traitement des affaires courantes jusqu’à la nomination du nouveau gouvernement ».

Donc jusqu’à nouvel ordre. Alors que la macronie vit depuis plusieurs jours au rythme des rumeurs incessantes, un nom n’a cessé de chasser l’autre dans les coups de fil et messages fébrilement échangés en coulisses. À la fin de la semaine dernière, le ministre des Armées Sébastien Lecornu, ancien des Républicains, semblait en lice face à Julien Denormandie, macroniste historique qui s’est retiré de la politique après la réélection du chef de l’État. L’ex-président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand, très apprécié d’Emmanuel et Brigitte Macron, faisait quant à lui savoir en privé qu’il ne comptait pas « reprendre une activité politique à bref délai », comme l’a révélé Le Figaro.

En milieu de journée, lundi, un autre nom qui planait a soudain pris de l’altitude : celui de Gabriel Attal, dont la popularité s’est envolée de manière insolente depuis qu’il a été nommé ministre de l’Éducation nationale, l’été dernier. À coups d’interdiction de l’abaya, de « choc des savoirs » pour redresser le niveau scolaire ou de sévère traque au harcèlement, le jeune prodige macroniste, 34 ans, s’est imposé comme une pièce maîtresse du gouvernement. Il est d’ailleurs le seul ministre qu’Emmanuel Macron a couvert de louanges lors de son interview à l’émission « C à vous », en décembre, saluant son « énergie » et son « courage (pour) mener les combats nécessaires ». Selon la dernière vague du sondage Odoxa-Backbone Consulting pour Le Figaro, publié la semaine dernière, 36% des Français souhaiteraient voir Gabriel Attal s’installer à Matignon, ce qui le classe en première position devant Bruno Le Maire (31%).

Problème : sa popularité chez ses petits camarades de l’exécutif est inversement proportionnelle à sa cote dans l’opinion publique, Gabriel Attal ayant peu d’alliés en interne. Au point qu’il a aussitôt essuyé des tirs de barrage contre sa promotion. De l’aveu de plusieurs sources au fait des tractations, Richard Ferrand, François Bayrou, Édouard Philippe et le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, auraient fait savoir au président qu’ils n’étaient pas du tout emballés à l’idée de le voir devenir chef du gouvernement. De quoi agacer un cadre de Renaissance : «Ras le bol, du club des cigares…» De quoi, surtout, faire hésiter le président, avec qui la règle est toujours la même : le dernier qui parle l’emporte. Or, en l’espèce, ceux qui sont « contre » seraient plus nombreux et plus vocaux que les « pour ». Peut-être pas suffisant pour inverser définitivement la vapeur, mais suffisant pour faire changer les plans initialement prévus. Car Emmanuel Macron envisageait lundi une décision en deux temps.

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Après les vœux au Conseil constitutionnel devait intervenir l’annonce du renvoi d’Élisabeth Borne, puis les vœux aux représentants des cultes, et enfin l’annonce de la nomination de Gabriel Attal à Matignon. Mais la machine s’est enrayée au moment de la dernière étape, au lieu de quoi le président s’est enfermé dans son bureau, pendu au téléphone. Dès lors, la macronie ne pouvait que se perdre en conjectures. «Ce sont des réglages en cours. Attal sera annoncé tôt mardi, si tout va bien», assurait un communicant. «Le président souhaite, en plus du premier ministre, avoir un dispositif complet autour de lui, avec des personnes solides et de qualité», abondait l’entourage présidentiel, en confirmant une décision pour mardi matin.

Mais d’autres racontaient plutôt la vague de doute ayant saisi le camp Macron. « Je vois bien le storytelling si c’est Gabriel Attal, mais ça va questionner du monde », lâche un ministre. Comment des poids lourds à la solide expérience politique, comme Bruno Le Maire ou Gérald Darmanin, prendraient-ils la nomination comme supérieur hiérarchique de celui qui deviendrait alors le plus jeune premier ministre de l’histoire de la République et leur ferait, de fait, de l’ombre, en attirant à lui toute la lumière ? Pourtant, pas question de lui glisser des peaux de banane sous les pieds, se récriait-on lundi soir chez les intéressés, la main sur le cœur. «Une nomination de Gabriel Attal ne pose aucun problème à Bruno Le Maire », jurait un proche du ministre de l’Économie. Tandis que l’entourage de Gérald Darmanin préférait évacuer : « Il ne commente jamais ce genre de décision du président ». Surtout, ne pas insulter l’avenir, surtout quand il se dessine en pointillé.

Le scénario rappelle étrangement une autre laborieuse décision d’Emmanuel Macron pour Matignon. À l’aube de son deuxième quinquennat, le chef de l’État avait arrêté son choix sur Catherine Vautrin, présidente (ex-LR) de la communauté d’agglomération de Reims, au profil jugé idéal d’élue locale issue de la droite. L’intéressée avait été longuement reçue à l’Élysée, avait rencontré la première dame, et s’était même entretenue avec Jean Castex en vue de la passation de pouvoir. Mais, en quelques heures, toute une ribambelle de proches d’Emmanuel Macron se sont ligués contre ce choix, pour des raisons différentes : trop de droite, pas assez expérimentée, soutien de la Manif pour tous… Résultat : le président s’est finalement rabattu sur Élisabeth Borne, une fidèle depuis 2017 au profil moins clivant.

L’histoire se répétera-t-elle ce mardi, à la faveur par exemple d’un Julien Denormandie, plus consensuel chez les grognards du président ? À l’Élysée, personne ne se montrait définitif sur le sujet lundi soir, si ce n’est pour confirmer qu’un Conseil des ministres était bel et bien prévu mercredi. Là encore, jusqu’à nouvel ordre. « Ça commence à être long, soupire un ministre expérimenté. Ce qui est bizarre, c’est d’avoir annoncé très fort que ça allait changer, qu’on allait voir ce qu’on allait voir, pour finalement n’aboutir à rien. », ajoutait-on de même source, en pestant contre la lenteur présidentielle à trancher, alors qu’Emmanuel Macron a annoncé, lors de ses vœux télévisés du 31 décembre, une année de «détermination» et de «réarmement».

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En attendant la fumée blanche, Élisabeth Borne a en tout cas remercié ses collaborateurs dès lundi soir, lors d’un pot de départ organisé à Matignon. S’exprimant à la suite de son directeur de cabinet, elle a prononcé son discours sans connaître le nom de son successeur. Devant plusieurs ministres du gouvernement sortant – Stanislas Guerini (Fonction publique), Thomas Cazenave (Budget), Carole Grandjean (Enseignement professionnel), Franck Riester (Relations avec le Parlement) et Amélie Oudéa-Castera (Sports) -, l’élue du Calvados a trinqué, en présence aussi de la députée Renaissance de Paris, Astrid Panosyan-Bouvet.

L’occasion pour elle de remercier l’ensemble des équipes qui l’ont accompagnée à Matignon ces vingt derniers mois. Avant de leur donner rendez-vous pour un dernier au revoir, lors de la passation de pouvoirs avec son successeur à Matignon. Celui qui deviendra alors le quatrième premier ministre du chef de l’État, après Édouard Philippe (2017-2020), Jean Castex (2020-2022), et donc Élisabeth Borne. Celui, aussi, qui aura la lourde tâche de relancer un second mandat mal emmanché, à l’heure où une série de grands événements attendent le pays, à commencer par les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, prévus cet été. Cette grand-messe internationale, qui sera présidée par Emmanuel Macron, fera toutefois office de test pour le chef du gouvernement et pour ses troupes : après le fiasco du Stade de France en 2022, le pays n’a pas le droit à l’erreur sur le plan sécuritaire. Surtout si les européennes de juin se soldent par un échec politique un mois plus tôt. Pour le nouveau premier ministre, quel qu’il soit, les premières haies seront hautes.