Des «petites gens», il a fait des milliers de géants. Depuis 40 ans, le peintre brestois Paul Bloas colle ses immenses personnages aux quatre coins du monde, du désert d’Atacama (Chili) aux immeubles en ruine de Beyrouth, avec une affection particulière pour les travailleurs manuels.
Monté sur un escabeau, au milieu du pont de Recouvrance à Brest, Paul Bloas recouvre de colle un énorme portrait de chaudronnier rouge et bleu, qui tranche avec la grisaille du béton. «Merci pour votre boulot», l’interpelle un passant. «C’est sympa d’égayer un peu le pont ! Je fais partie des murs ici», commente le peintre de 62 ans, bouc bien taillé et bonnet sur son crâne chauve. «Généralement, les grands bonhommes plaisent partout. Que ce soit à Beyrouth, à Brest, à Taipei, où je les ai collés… Il y a toujours eu un accueil vraiment chaleureux. Ce sont des personnages assez rassurants parce qu’ils sont grands. Mais en même temps, ils sont très fragiles puisqu’ils sont en papier.»
C’est sous un autre pont de la ville bretonne qu’est né son premier géant, un jour de juin 1984. «Il fallait faire grand pour interpeller le regard des automobilistes», raconte Paul Bloas. À l’époque, «la figuration, c’était très mal vu», se souvient celui qui était alors étudiant aux Beaux-Arts. «On était des ringards, on n’avait rien compris». Deux ans plus tard, le jeune peintre s’exile à Berlin, où il réalise sa première exposition, dont le catalogue est préfacé par un certain Ernest Pignon-Ernest.
De retour à Brest, il s’enferme deux mois, seul, dans la prison tout juste désaffectée de Pontaniou. Prisonnier volontaire, «dormant dans un sac de couchage trempé», il documente l’univers carcéral en collant ses bonshommes de papier sur les murs des cellules.
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Portraits de sidérurgistes basques à Bilbao, gamins des rues à Beyrouth en ruine après la guerre civile, lendemains de la crise financière à Lisbonne, projets à Madagascar ou Valparaiso… Le peintre compte 2 000 à 3 000 géants collés dans le monde entier en 40 ans. Des personnages de 3,40 m – plus de deux fois la taille de leur créateur, 1,66 m -, qui se reconnaissent à leur allure vulnérable malgré des formes généreuses.
«Sa peinture est assez inquiétante. C’est un peu le cimetière des morts vivants», décrivait, dans le documentaire Zones d’ombres, l’écrivain Jean-Bernard Pouy. L’auteur de roman noir, créateur de la série Le Poulpe, avait collé avec Bloas en 2007, autour de la précarité à Valenciennes (Nord). Fils d’ouvrier à l’Arsenal de Brest, ayant partagé son enfance entre la Bretagne et Madagascar, le peintre dit aimer représenter «les petites gens», ceux «qui travaillent bien de leurs mains».
«Il est fasciné par le monde ouvrier, ces gens qui se lèvent tous les jours et font des boulots pas faciles», confirme son ami guitariste Serge Teyssot-Gay, cofondateur du groupe Noir Désir, qui décrit «un énorme bosseur», «un solitaire» qui «parle social et histoire avant de parler peinture». Depuis 2010, les deux artistes jouent Ligne de Front, une performance alliant peinture et guitare sur scène. «C’est très puissant ce qu’il fait, les gens sont médusés, attirés par la peinture comme un aimant. Ils s’approprient son travail», décrit le guitariste, évoquant le «mélange d’amitié et d’admiration» qui les lie.
Les géants de Bloas surgissent particulièrement dans des lieux où on ne les attend pas : friches industrielles, ruines, désert… Jusqu’aux épaves de navires de guerre du cimetière marin de Landévennec, dans la rade de Brest. Un épisode qui valut au Brestois une convocation au tribunal, après une plainte de la Marine nationale pour «dégradation d’épaves». Il s’en tira avec un simple rappel à la loi. «Je n’avais pas très envie d’être l’Ernest Pinard de Brest», raconte le procureur de l’époque Éric Mathais, en référence au magistrat qui poursuivit Baudelaire et Flaubert.
De cet épisode, le magistrat garde d’ailleurs le souvenir d’une «belle rencontre». Il quitta Brest après avoir fait l’acquisition d’une œuvre de Bloas, qui trône toujours dans son bureau, à Bobigny (Seine-Saint-Denis)…