Fruit du hasard ou naissance d’une épidémie ? Dans le village de Saint-Vaast-en-Chaussée, dans la Somme, les habitants s’interrogent : pas moins de cinq cas de maladies de Charcot ont été décelés dans une même rue en près de douze ans. D’ordinaire, selon Santé publique France (SPF), l’incidence dans notre pays de cette pathologie est de 2,7 cas nouveaux cas par an pour 100.000 habitants.
La sclérose latérale amyotrophique (SLA), ou maladie de Charcot, est une pathologie neurodégénérative qui se manifeste par une paralysie musculaire progressive due à une dégénérescence des motoneurones, les cellules qui commandent la contraction des muscles. Incurable à ce jour, son issue est dramatique: l’espérance de vie est en moyenne de trois ou quatre ans après le début des symptômes – bien que 10% des patients vivent plus de dix ans.
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Devant ce mystère, le maire de Saint-Vaast-en-Chaussée a sollicité l’Agence régionale de santé (ARS) des Hauts-de-France, qui a saisi Santé publique France. «Les investigations sont en cours, confirme SPF au Figaro. Elles ont tout d’abord pour objectif de documenter finement les cas (…), première étape indispensable à l’investigation du “cluster” (un nombre anormalement élevé de cas d’une pathologie, dans une fenêtre de temps et/ou de lieu, ndlr)». «Il s’agit d’abord de confirmer la “surincidence” dans le temps et l’espace, puis de rechercher, le cas échéant, l’existence d’une ou plusieurs causes locales à ce regroupement de cas, autres que le hasard», poursuit SPF.
De fait, les causes de cette maladie sont pour l’heure inconnues dans la plupart des cas. Seules les hypothèses priment. On sait toutefois que seuls 10% des cas sont héréditaires, et plusieurs facteurs de risques ont été relevés tels l’activité physique, les coups répétés à la tête, ou certaines professions (travail agricole, militaires). Comment expliquer, alors, que cette maladie rare aime à se manifester en «clusters» dans certains villages ou même certaines rues ? Existerait-il d’autres causes environnementales de la maladie de Charcot ?
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Car le cas de Saint-Vaast-en-Chaussée n’est pas isolé. En France, d’autres «clusters» de SLA se sont notamment manifestés dans l’Hérault, mais aussi dans une petite ville d’Isère et un village de Savoie il y a une quinzaine d’années, conduisant médecins et autorités locales à mener des investigations. Des études qui ont permis de mettre en lumière, notamment, deux agents toxiques : la neurotoxine BMAA, que l’on retrouve notamment dans des cyanobactéries présentes dans l’eau, et l’hydrazine, substance chimique que l’on retrouve dans des champignons, les fausses morilles.
Ainsi, une quinzaine de cas de SLA ont été recensés en vingt ans à Bellentre, village savoyard de quelque 900 habitants. En 2009, un médecin généraliste s’étonne de diagnostiquer cette maladie pour la troisième fois en moins de dix ans et se tourne vers le Dr Emmeline Lagrange, neurologue au CHU de Grenoble, qui trouve un quatrième cas et alerte l’agence régionale de santé et Santé Publique France. Aucun facteur de risque n’est identifié, mais le Dr Lagrange continue de recevoir des malades. Les autorités sanitaires enquêtent, et confirment sept cas sur les dix signalés.
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Les chercheurs ont en tête le célèbre «cas» de l’île de Guam, dans le Pacifique, où la SLA a été 50 fois plus fréquente qu’ailleurs. La noix de cycas, très consommée localement, y a finalement été mise en cause, ou plus exactement une neurotoxine qu’elle renferme, la BMAA. Aux États-Unis aussi, cette neurotoxine a été retrouvée dans des plantes aquatiques. Cet exemple célèbre dans la communauté scientifique est toutefois nuancé par certains scientifiques, à l’instar du Dr Philippe Couratier, chef du service de neurologie au CHU de Limoges et animateur de la filière maladies rares SLA et maladies du motoneurone. Ce dernier expliquait ainsi au Figaro en 2021 qu’il ne s’agissait alors pas de SLA à proprement parler, mais de syndromes associant les symptômes de la SLA à des troubles parkinsoniens et cognitifs ; par ailleurs, si l’arrêt de sa consommation des noix s’est accompagné d’une baisse de l’incidence de la maladie, la BMAA n’est pas identifiée avec certitude comme la cause de cette épidémie de SLA.
En 2013, une étude épidémiologique publiée dans la revue scientifique Plos One, menée sur 381 patients ayant développé une SLA dans l’Hérault, penche toutefois dans la même direction. Le nombre de malades est en effet plus important dans les communes proches de l’étang de Thau, zone de production de moules et d’huîtres. Or la fameuse BMAA, produite par des cyanobactéries retrouvées dans l’étang, est retrouvée dans des moules et huîtres de l’étang. «Bien qu’il ne soit pas possible de certifier un lien direct entre la consommation de fruits de mer et l’existence de ce cluster de SLA, ces résultats ajoutent de nouvelles données à la potentielle association de BMA avec la SLA», conclut l’étude avec prudence.
Retour en Savoie. Un rapport de Santé publique France est publié en janvier 2017. Plusieurs facteurs environnementaux ont été passés au crible : eau potable, air, pollutions, toxiques divers, champs électromagnétiques… mais rien n’émerge. Conclusion de SPF : ce cluster serait le simple fruit du hasard.
Cela agace le Pr William Camu, neurologue, membre du centre de référence SLA au CHU de Montpellier et auteur de l’étude autour de l’étang de Thau. «Le travail de Santé Publique France, c’est de dire qu’il n’y a rien ! Marisol Touraine (ministre de la Santé de l’époque NDLR) avait ordre de dire qu’il n’y avait rien. Le but, c’est de ne pas faire de vague», accuse-t-il, rappelant la polémique sur l’interdiction tardive des huîtres contaminées au norovirus à Noël 2023 dans le bassin d’Arcachon, en dépit de l’alerte de certains médecins.
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Malgré ce rapport, le Dr Lagrange continue d’enquêter en Savoie avec le Pr Camu. Une veille sanitaire locale permet de retrouver 14 malades au total. Pour chacun, un arbre généalogique remontant à quatre générations est dressé ; pour dix d’entre eux, une analyse génétique est réalisée. Ces études tendent à écarter les liens de sang et le facteur génétique. Des interrogatoires sont menés auprès de 13 patients ou leurs proches pour ceux décédés, et de 48 «témoins» en bonne santé, vivant à proximité, aux profils similaires.
Exposition au plomb, lignes à haute tension… de multiples facteurs sont étudiés, en vain. «Il n’y avait que cette habitude alimentaire très bizarre», relate le Dr Lagrange : tous les patients SLA ont consommé des gyromitres, ou fausses morilles, souvent crues ou très peu cuites, en conservant l’eau de cuisson. Or, la fausse morille recèle de l’hydrazine, une substance chimique connue pour sa toxicité – les gyromitres sont d’ailleurs interdits à la vente en France. Et des conclusions semblables ont été produites aux États-Unis et en Finlande. Les résultats de l’étude sont publiés dans le Journal of the Neurologic Sciences en août 2021. «Il est très possible que cette toxine soit responsable de la SLA», insiste le Pr William Camu, cosignataire de cette publication sur les fausses morilles.
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Mais – et c’est toute la difficulté de la recherche scientifique – le fruit de ce délicat labeur reste une hypothèse. En outre, les études mettant en cause la BMAA et l’hydrazine sont nuancées par certains scientifiques. «Le problème dans la SLA, c’est que même si c’est la moins rare des maladies rares, elle reste une maladie rare, donc il est difficile de faire des études épidémiologiques poussées», remarque Séverine Boillée, directrice de recherche à l’Inserm et spécialiste de la SLA à l’Institut du cerveau à Paris (ICM).
La culpabilité de la BMAA dans la SLA «n’a pas été prouvée», tranche celle qui dirige une équipe de recherche sur les causes de la pathologie. Cette toxine «n’a pas été retrouvée spécifiquement chez les patients atteints de la SLA. On l’a également retrouvée chez des patients affectés par d’autres maladies». Et pour les fausses morilles ? «Même si des gènes ont été cherchés», il aurait fallu faire «une analyse génétique beaucoup plus poussée», estime la chercheuse, et pouvoir effectuer des «prélèvements sanguins sur tous les patients atteints de leur vivant pour pouvoir conclure».
«Il existe plus de trente gènes décrits dans la SLA, mais aucune équipe ne recherche l’ensemble des gènes face à un patient. Dans les formes sporadiques seuls deux gènes sont étudiés. Nous avons regardé les cinq gènes les plus fréquents alors qu’aucun des malades n’avait d’antécédent familial et qu’aucun d’eux n’était apparenté», argumente le Dr Lagrange. Aucun gène «suspect» n’ayant été retrouvé chez les patients, «le facteur environnemental devait donc être investigué», poursuit-elle.
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Aujourd’hui, l’enquête sur les causes environnementales de la SLA reste extrêmement complexe, déplore encore le Dr Lagrange : «C’est une maladie rare, qui fait perdre la parole vite et dont on meurt très rapidement», ce qui rend difficile l’interrogatoire des patients. En outre, le fait que la SLA ne fasse pas l’objet d’une déclaration obligatoire l’empêche d’être correctement recensée.
Pour apporter des «preuves» à son hypothèse, l’équipe compte bien poursuivre ses recherches en Savoie. Actuellement, une étude sur le gyromitre, sur un modèle animal (des souris) est en cours, dirigée par le Pr Camu et le Pr Cédric Raoul, directeur de recherche à l’Inserm et directeur de l’Institut des neurosciences de Montpellier, qui mène des travaux poussés sur de possibles thérapies de la SLA.