Le sujet a pris trop d’ampleur pour qu’Emmanuel Macron se refuse à l’évoquer lors de son déplacement en Suède. Interrogé sur les difficultés auxquelles font face certaines filières agricoles, le Président de la République a, pour la première fois, pointé du doigt «les importations venant d’Ukraine». «La volaille a connu des difficultés ces derniers mois. […] en particulier en raison de l’arrivée d’une volaille beaucoup moins chère venant d’Ukraine. C’est quelque chose qu’on va chercher à réguler», a promis le chef de l’État. Bien avant la fronde généralisée du monde agricole, les éleveurs français n’avaient eu de cesse d’alerter les pouvoirs publics sur la «déferlante» de ce poulet made in Ukraine. En septembre dernier, le directeur de l’interprofession ANVOL Yann Nédélec dénonçait déjà cette «concurrence déloyale» venue de l’Est. Dans nos colonnes, il soulignait, chiffre à l’appui, l’essor des importations ukrainiennes : au premier semestre 2023, elles avaient bondi de 74% en un an.

Selon la fédération, ce sont aujourd’hui «15 à 25.000 tonnes de volailles ukrainiennes» qui pénètrent chaque mois sur le continent européen. En France, ces poulets venus de l’Est côtoient désormais les contingents en provenance de la Thaïlande et du Brésil. «Les volumes de viande de poulet qui arrivent directement d’Ukraine ont augmenté de 75% sur 6 mois», avance l’ANVOL. Ce chiffre est d’ailleurs trompeur, puisque la volaille ukrainienne que l’on retrouve dans nos assiettes est souvent «découpée puis transformée dans des usines néerlandaises ou hongroises avant d’arriver sur le sol national». Une fois transformée dans les usines européennes, la viande perd la traçabilité de son origine. «Il suffit de regarder ce qui se passe à l’échelle communautaire: en 2023, les importations ukrainiennes ont bondi de 40 % par rapport à 2022, au point de dépasser les volumes thaïlandais», souligne Yann Nédélec.

L’arrivée massive de volaille ukrainienne en pleine guerre russo-ukrainienne n’est pas un hasard. En mai 2022, Bruxelles a adopté plusieurs mesures de libéralisation au titre de l’accord d’association qui régit les relations commerciales entre l’Ukraine et l’UE. Plus de frais de douanes, plus de quotas, au nom du «soutien économique et financier» au pays agressé par la Russie. Un élan de solidarité qui n’a pourtant pas tardé à échauder certains pays membres, à l’Est notamment. Dès mars 2023, plusieurs eurodéputés polonais ont fait part de leur mécontentement : l’accord, aurait, selon eux, «entraîné de graves perturbations dans le secteur de la volaille de l’UE». Le renouvellement des mesures dérogatoires pour un an, en juin dernier, n’a rien arrangé. La fronde a peu à peu gagné l’Ouest de l’Europe. Dans un communiqué publié début septembre, ANVOL demandait au ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, «l’activation de la clause de sauvegarde pour empêcher la poursuite des importations à droit nul et sans limite de volume».

Selon la profession, le poulet ukrainien serait vendu «deux à trois fois moins cher» que la volaille hexagonale. Une «concurrence déloyale» aux yeux des producteurs français qui ont vu l’ensemble de leurs coûts s’alourdir à la faveur de l’inflation. De l’autre côté, cette volaille bon marché est une aubaine pour le secteur agroalimentaire qui tente, par tous les moyens, de maîtriser ses coûts. Sous la pudique étiquette «origine hors UE», le poulet venu d’Ukraine se retrouve dans de nombreux plats cuisinés, destinés aux grandes surfaces ou à la restauration collective.

«C’est dommageable pour le consommateur, car ce poulet ne répond pas aux standards de qualité du poulet français», tempête Yann Nédélec. Celui qui plaide pour l’introduction de «clauses miroirs» entre l’UE et les pays-tiers, ne se fait guère d’illusion sur les conditions d’élevage des poulets venus d’Ukraine. «La taille des élevages peut y atteindre jusqu’à deux millions de volailles sur un même site, quand une exploitation française ne compte que 40.000 volailles en moyenne…». Et ce n’est pas tout. L’Ukraine n’étant pas membre de l’UE, la production du pays «n’est pas tenue de respecter les règles communautaires, que ce soit en termes de bien-être animal ou d’utilisation d’antibiotiques», soutient le représentant.

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La fronde des éleveurs européens s’est cristallisée sur MHP, le plus grand producteur de l’agriculture ukrainienne. L’entreprise, fondée en 1998, est enregistrée à Chypre et cotée à Londres. Elle appartient à l’homme d’affaire Yuriy Kosyuk, dont la fortune dépasserait, selon Forbes, le milliard de dollars. Également actif sur le marché des céréales et de l’huile, MHP tire 61% de son chiffre d’affaires (2,6 milliards en 2022) des exportations. L’an passé, le groupe a exporté près de 368.000 tonnes de volailles à travers le monde. Le groupe tire avantage de ses gigantesques poulaillers, à l’instar de sa ferme de Vinnystia, capable de produire, à elle seule, 440 tonnes de poulets par an.

Pour assurer un débouché à son vaste complexe agro-industriel, MHP lorgne, depuis plusieurs années, le marché européen. En 2012, le groupe s’est fait connaître comme candidat malheureux à la reprise du breton Doux. À défaut de mettre un pied dans l’Hexagone, MHP a acquis des usines en Slovénie et aux Pays-Bas, aidé par les généreux prêts consentis par la Banque européenne de développement (224 millions d’euros en cumulé depuis 2015).

L’Ukrainien s’était une première fois attiré les foudres des éleveurs européens en 2019, lorsqu’il a cherché, par un subterfuge, à s’affranchir des quotas communautaires protégeant les importations de filets de poulet. Usant d’une méthode bien particulière de découpe, baptisée «Batman» – celle-ci consistant à laisser attacher la poitrine et les os de l’aile – les producteurs ukrainiens, MHP en tête, avaient fait chuter les prix du morceau le plus rentable du poulet sur le continent européen. L’affaire avait finalement abouti à la révision du contrat et à de nouveaux plafonds d’importations, plus avantageux pour l’Ukraine.

La «concession» faite par Bruxelles au géant de l’agro-business ukrainien avait fait grincer des dents. Dans un article du média Politico daté de 2019, le député européen autrichien Thomas Waitz évoquait les «points d’interrogation qui entoure les normes sanitaires et environnementales appliquées par MHP». La même année, l’ONG Welfarm publiait une tribune, dénonçant les poulets de MHP «susceptibles d’être exportés sur le marché communautaire sans aucune garantie en termes de densité, d’accès à la litière ou de lumière en bâtiment». Des allégations que nie fermement Olexandra Avramenko, porte-parole de la fédération de l’industrie agroalimentaire ukrainienne UCAB. «Les volailles MHP sont, comme tous les produits importés, certifiées par l’Union européenne. Le poulet ukrainien répond aux mêmes standards de qualité que le poulet français». Rappelant le contexte périlleux dans lequel se trouve l’économie ukrainienne, la responsable appelle au discernement. «Il ne s’agit pas d’un grand groupe qui profite d’un régime commercial favorable», insiste-t-elle.

Le dossier est, en tout cas, brûlant. Tous les acteurs craignent de voir le conflit s’envenimer, à l’image du bras-de-fer entourant les importations céréalières, qui oppose désormais au partenaire ukrainien la Pologne et la Hongrie. «Nous soutenons à fond l’Ukraine, il n’y a pas de débat, martèle Yann Nédélec. Mais il en va de notre souveraineté alimentaire». L’ANVOL souhaiterait, a minima, que soit rétabli les quotas d’importations concédées à l’Ukraine avant le déclenchement de la guerre, soit 100.000 tonnes par an. Reste à savoir si, après avoir été entendu par le gouvernement, les éleveurs parviendront à obtenir gain de cause à Bruxelles.