Voir interpréter Hamlet dans le kebab de son quartier ou participer à la création d’une pièce? Pour attirer une population «éloignée», des théâtres sortent du cadre conventionnel pour revenir à la source d’une pratique populaire.

Au théâtre de La Commune à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, les rentrées culturelles se succèdent avec toujours le même constat: un public parisien. Pour remédier à «ce problème», le centre dramatique national (CDN) subventionné par l’État a «inventé un format: la pièce d’actualité», explique son ancienne directrice Marie-José Malis, à la tête de La Commune pendant 10 ans (2014-2024). «Des artistes connus réalisent sur commande des pièces spécialement pour Aubervilliers deux fois par an», détaille l’artiste.

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C’est ainsi que le metteur en scène hispano-argentin Rodrigo Garcia s’est promené dans cette ville de banlieue parisienne et observe que «les gens les plus pauvres sont les plus étrangers à la question de la culture», rapporte Marie-José Malis. En traversant l’avenue principale, le scénographe croise sur sa route une dizaine de kebabs et y plante son décor pour jouer Hamlet avec des comédiens professionnels et amateurs, le tout diffusé en direct au cinéma.

«Ce n’est peut-être pas la recette miracle mais la population s’est habituée à ce que régulièrement, il y ait des petites annonces qui disent “si vous voulez participer à une pièce ou si vous avez des choses à nous raconter, venez nous voir”», se réjouit son ancienne directrice. Un squat de migrants a servi de support à une création et la pièce d’actualité en cours à La Commune, Auberlywood, est un clin d’œil à la communauté indienne de la ville.

Mise en scène par le Franco-Indien Koumarane Valavane, la pièce «sonde les vies rêvées» des habitants d’Aubervilliers à la sauce Bollywood. «Le théâtre doit être perçu comme un service public», estime Julia Vidit, à la tête du théâtre de la Manufacture à Nancy (Meurthe-et-Moselle). «Est-ce que je joue pour tout le monde ou un public blanc ? C’est une question qui m’anime», confie-t-elle.

Le CDN Nancy Lorraine joue la carte de l’itinérance artistique dans le département et présente ses créations dans les quartiers, villages, Ehpad, écoles… «Le but n’est pas d’aller dans les quartiers pauvres et se dire qu’après ils vont venir au théâtre. L’important c’est qu’ils aient une expérience théâtrale», affirme Mme Vidit. «Les personnes éloignées du théâtre en ont une idée très belle mais leurs vies les ensevelissent sous une tonne de problèmes. À Aubervilliers, les gens ont une vie précaire, des femmes se lèvent à 4h du matin pour aller faire le ménage dans les bureaux. Le théâtre n’est pas leur préoccupation», analyse Mme Malis.

Elle souhaite davantage de productions «hors les murs», du «théâtre de tréteaux sur les parvis des cités». Associer des amateurs aux créations artistique permet aussi de rencontrer «un public nouveau dans le théâtre (…) Un lien se crée avec le lieu et devient un rendez-vous pour les groupes d’amis», constate Julia Vidit. Pour tenter de diversifier leur audience, les théâtres proposent aussi des pièces l’après-midi ou un système de halte-garderie.

Au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), le maire, irrité par la programmation jugée «bobo» de son théâtre vide de ses administrés, a viré sa direction pour y produire davantage de divertissement. «Il est important de se rappeler qu’on peut se faire plaisir avec un orchestre ou un théâtre de boulevard. Je propose du Muriel Robin comme des concerts de jazz», expose le nouveau responsable, Philippe Bellot.

Les jeunes de la ville peuvent aussi assister ou participer à de l’improvisation. Près de 60% du public du théâtre de la commune réside en Seine-Saint-Denis et Seine-et-Marne. «La culture et l’histoire théâtrale dans la France du Moyen Âge étaient d’abord tournées vers les populations. C’était de grandes fêtes, les gens s’emparaient des histoires, il y avait des scènes de liesse qui se jouaient un peu partout en ville», explique Nabil Berrehil, comédien dans la pièce Auberlywood.

Pour l’acteur, «une déconnexion s’est faite aujourd’hui, avec beaucoup d’entre-soi, et cela ne rend pas hommage à ce qu’est essentiellement le théâtre».