Il aura consacré sa vie au Grand Nord et à ses habitants, qu’il a défendus avec une ardeur intacte jusqu’à la fin. L’ethnologue et éditeur Jean Malaurie, inlassable avocat des «peuples premiers», particulièrement du Grand Nord, est décédé à Dieppe (Seine-Maritime) à l’âge de 101 ans, a annoncé lundi son fils Guillaume à l’AFP.

Il était un de ces hommes que l’on classe difficilement dans une case. Géologue et anthropogéographe, cartographe et écrivain, aventurier et fondateur de la fameuse collection de livres «Terre humaine », chez Plon, il racontait sa vie comme une épopée. Il y avait en effet de cela dans l’existence de ce colosse à l’épaisse tignasse, une force de la nature qui apprit à résister aux hommes et aux éléments pendant la guerre d’abord, puis au contact intime des Inuits du Groenland.

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Jean Malaurie était né le 22 décembre 1922 à Mayence, en Allemagne, à 40 kilomètres de Francfort, alors occupé par les Français après la défaite de 1918. Son père est professeur de lycée. Vétéran de la Grande Guerre, blessé près de Verdun, il est resté un officier de liaison pour l’armée, « un janséniste à l’humeur sombre », pour son fils. Jean Malaurie évoquait une famille « sévère et triste », mais une enfance « gaie et heureuse » en Allemagne. Son père lui rapporte les légendes du Rhin, qui marquent profondément l’imaginaire du gamin. Il se souvenait aussi de l’attraction qu’exerça sur lui le carnaval de Mayence, première expérience d’une tradition archaïque, et de la lecture assidue des romans de James Fenimore Cooper.

Quelques années plus tard, sa mère le rêve en diplomate. L’élève studieux prépare le concours de l’ENS au lycée Henri-IV à Paris quand la guerre s’en mêle. Sommé de rejoindre l’Allemagne dans le cadre du STO, il refuse net. « Les études, Kant, Hegel, tout cela m’a paru dérisoire. Qu’est-ce que l’intelligence sans morale ? Pour moi, il était intolérable d’être vaincu », racontait-il au Figaro en décembre 2015. « Ma famille était pétainiste », ajoutait-il durement. Lorsqu’il entre en résistance, il est déclaré persona non grata à la maison. La rupture avec son monde date de cette époque. Après la guerre, il se tourne vers les sciences, la géologie plus exactement, discipline concrète, et s’intéresse aux peuples premiers, chez qui tout reste à découvrir. « Je n’aimais plus l’Occident, et mon instinct me disait que j’étais comme eux. Peut-être à cause de mon atavisme écossais, un héritage de ma mère. »

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Il lui faut dès lors partir et l’occasion se présente en 1948, lorsque Paul-Émile Victor engage ce jeune géologue dans ses expéditions arctiques. Le CNRS le missionne pour une expédition en solitaire et c’est en aventurier, accompagné d’un Inuit, qu’il atteint en traîneau à chien le pôle géomagnétique Nord en mai 1951, cinquante-six ans après l’Américain Peary. Il est alors le premier Européen à y parvenir. La même année, il découvre Thulé, sur la côte nord-ouest du Groenland, et débusque, en pleine guerre de Corée, une base nucléaire américaine installée sur le territoire ancestral des Esquimaux. Il s’insurge contre cette occupation dans son premier livre, qui est aussi un manifeste, Les Derniers Rois de Thulé, rédigé en 1955. Il y relate la confrontation entre les Esquimaux et les militaires étrangers. La méthode Malaurie est à l’œuvre : le scientifique, à l’aide d’études et de statistiques, donne une parfaite représentation de cette terre, et l’écrivain, en vivant parmi les Inuits et comme eux, éclaire cette civilisation millénaire méconnue.

Les Derniers Rois de Thulé deviendra l’ouvrage fondateur de la collection qu’il vient de créer chez Plon et le livre le plus diffusé au monde sur les Inuits. « Terre humaine » sera l’autre versant de son œuvre, une collection d’ouvrages rassemblant des auteurs aussi divers qu’un Indien hopi, un fils de paysan bigouden (Pierre-Jakez Hélias avec Le Cheval d’orgueil), une intouchable indienne ou un Zola reporter, qui y entre avec ses Carnets d’enquêtes. Pour cette collection « d’études et de témoignages », il va sortir Claude Lévi-Strauss de sa jungle amazonienne et du petit cercle restreint des scientifiques pointus. Tristes tropiques sera le deuxième ouvrage de la collection, avec cet incipit fameux

« Je hais les voyages et les explorateurs », un formidable succès public. Défendre la pensée sauvage, il n’en démordra plus. « Toute ma vie a porté sur le même sujet. En découvrant Thulé, je me suis trouvé chez moi, j’ai reconnu le milieu auquel j’aspirais. Je n’ai jamais été aussi moi-même qu’avec eux à cette époque. Je me souviens de Claude Lévi-Strauss me disant : je n’ai rencontré qu’un sauvage à la Sorbonne et c’est vous », se plaisait-il à rappeler.

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En 1990, les Russes, qui le nommeront par la suite président de l’Académie polaire de Saint-Pétersbourg, où il fondera l’Institut de recherche avancée avec et pour les peuples autochtones, choisissent le Français pour une mission en Sibérie orientale, interdite d’accès depuis trente ans. Il s’agit d’aller étudier un site archéologique unique au monde, la « Delphes de l’Arctique ». Le scientifique, qui est parvenu à la conclusion que ces peuples rudes dialoguent avec le ciel et la terre dans une relation dynamique et cultivent mieux que nous la prescience des équilibres de ce monde, décryptera ce mystérieux sanctuaire arctique dans L’Allée des baleines (Mille et Une Nuits). Il mettra au jour leur vision spirituelle du monde et l’adoptera.

À Paris, où il recevait dans son appartement aux allures de musée des arts premiers, sa grand-croix de la Légion d’honneur accrochée au cou d’un ours polaire en céramique, il ne dédaignait pas montrer aux visiteurs les nombreuses distinctions qu’il avait reçues des autorités françaises, russes et groenlandaises. Mais il pouvait aussi rappeler avec le même ton gaillard ce que le chaman de Thulé lui avait dit lors de sa première mission (il en mènera trente-deux), quand il pensait encore, découvrant cette immense étendue blanche, que l’on pouvait quitter un territoire de glace pour un autre sans dommage : « Petit Blanc de rien du tout, nos morts sont là, nos poissons sont là », racontait-il en imitant la voix du chaman. Il resta avec eux un an, vivant comme eux dans le froid intense, ne se nourrissant que de poisson cru, les interrogeant sans relâche. Et il y retourna. C’est toujours là qu’Uttaq, le chaman, le désigna finalement pour parler au nom de son peuple et de ses dieux. Ce qu’il ne cessa plus de faire.