Dans Le Dictionnaire de ma vie, paru l’année dernière chez Kero, à la question du questionnaire de Proust, « Comment aimeriez-vous mourir », il répondait « en bonne santé ». De fait, il était encore sur la piste au mois de mars sous le grand chapiteau blanc des Folies-Gruss, installé comme toujours dans le Bois de Boulogne à Paris, pour fêter le jubilé de sa compagnie. Alexis Grüss allait, lui, fêter ses 80 ans le 23 avril prochain. Il est mort samedi 6 avril à l’hôpital parisien Saint-Joseph, d’un arrêt cardiaque. Son décès a été annoncé par sa famille : « Alexis Gruss était bien plus qu’un homme de talent ; il était un pilier, un maître des arts équestres, du spectacle, dont l’empreinte restera à jamais gravée dans nos cœurs. Il a consacré sa vie à faire perdurer les arts équestres de la piste par ses enseignements et sa transmission, inspirant des générations entières ».
On mesure la douleur et la tristesse d’une famille soudée autour du patriarche qui incarnait superbement cette dynastie circassienne détentrice d’un savoir-faire équestre, depuis six générations. Alexis Grüss était né le 23 avril 1944 dans la caravane de sa grand-mère à Bart dans le Doubs. Elle était d’origine italienne, une saltimbanque dont le cirque se posa un jour à Saint-Marie-aux-Mines où elle rencontra son futur mari, André-Charles Gruss. Le « coup de foudre » narre la légende. « Je suis le produit d’un tailleur de pierres alsacien et d’une écuyère italienne. La choucroute et l’ordre d’un côté, les spaghettis et la fantaisie de l’autre », disait-il avec humour au Figaro, en 2018.
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La réalité s’impose sous la forme de cinq enfants, parmi lesquels André, père d’Alexis. Les nombreuses années qui suivirent parlent encore de mariages heureux, d’enfants nombreux, de graines d’acrobates et d’écuyères aériennes, de concurrents qui s’allient (Alexis a épousé Gipsy, une Bouglione), d’une certaine idée du cirque. Cette idée, Alexis Gruss la défendait avec conviction. Surtout depuis 1974, date de sa rencontre avec Silvia Monfort qui ouvrit les portes du Carré Thorigny dans le Marais à son chapiteau et l’Hôtel Salé qui n’était pas encore le musée Picasso aux chevaux, à l’éléphant et au cochon ! Ensemble, ils créèrent une école de cirque, le goût de la transmission déjà. « Pour moi, la transmission est le plus important dans un art tel que celui de la piste. La transmission du geste. On ne peut apprendre autrement qu’en refaisant le geste qu’un aîné nous transmet. C’est la main qui conserve la mémoire, la main commandée par le cerveau et quand le maître sait transmettre, l’élève le dépasse », disait-il encore au Figaro. Il était de fait intarissable sur cette nécessité de « transmettre », associée dans cette famille au culte du travail. C’est grâce à eux que lui, l’écuyer émérite, et sa femme Gispsy, une excellente fil-de-fériste, ont réussi à ancrer leur compagnie à une époque où tellement d’autres ont disparu.
Chaque année sous le chapiteau, le public mesure en effet ce que signifie être à l’école d’Alexis Gruss, en admirant ses enfants, Maud, Stefan, et Firmin, et ses petits-enfants parmi lesquels Charles, Alexandre, exécuter des numéros d’acrobatie équestre ou de haute école. Les petites-filles, un peu plus jeunes, « la relève » déjà en piste, sont déjà sacrément douées. « Ce que l’on doit d’abord transmettre à ses enfants c’est le goût d’apprendre. Leur donner l’envie ? Pour cela l’exemple est fondamental. Ensuite la famille se construit sur quelques valeurs : le respect en premier lieu avec cette formule : chacun chez soi et tous ensemble. »
La famille autre ferment d’un homme élevé dans une troupe. Il racontait avoir vécu avec ses parents jusqu’à leur mort en 2003. Une famille, une cavalerie, un cirque, terme qu’il récusait pourtant après avoir porté haut l’appellation de « cirque à l’ancienne », celle qu’il avait choisie avec sa complice Silvia Monfort en 1974. Puis celle de « cirque national », lorsqu’il parvient, en 1982, à convaincre le ministre Jack Lang de rattacher les cirques à la Culture et non plus à l’Agriculture. « Cirque : voilà le mot que je ne peux éviter et que je me refuse pourtant à employer aujourd’hui. Certains ont fait n’importe quoi. » écrivait-il dans son dictionnaire. Mais c’est bien sur la piste que cet homme au sacré caractère, et qui portait haut le sens de l’humour, aura toute sa vie vécue.
Son père le voyait clown, il sera écuyer, développant pour le cheval une passion sans limite. Sa cavalerie compte aujourd’hui cinquante chevaux, les imposants Boulonnais, les pur-sang nerveux, les fiers Akhal téké-turkmènes, les robustes Shire écossais et les petits Falabellas argentins qui sont à pied d’œuvre sur la piste. Pour des numéros dont certains que cette famille est l’une des dernières à savoir exécuter comme « La Poste ». « Un cheval qui arrive chez moi est métamorphosé après six mois d’éducation. Il devient plus beau. Eux aussi aiment apprendre », disait-il. Tout en soulignant que ses enfants dressaient eux-mêmes leurs chevaux : « Ils ont regardé, observé et pris des conseils… Nous vivons avec eux, nous les aimons ».
Lui, le saxophoniste épris de musique, qui avait très tôt supprimé de ses spectacles la figure de Monsieur loyal, se voyait plutôt comme un chef d’orchestre. On gardera de lui l’image d’un vieil écuyer toujours en piste qui, dans le spectacle qui vient de s’achever le 31 mars dernier, disparaissait en coulisses après avoir fait un petit saut à la manière de Charlie Chaplin. Un artiste d’une certaine élégance aussi. Ses obsèques seront célébrées à l’église Saint-Roch, jeudi prochain.