Depuis plusieurs années, la marque au logo jaune fleurit un peu partout. Du pantalon cargo à la veste en jean en passant par le hoodie à capuche, difficile de passer à côté du phénomène Carhartt WIP. Même les stars s’y mettent. Le chanteur Kanye West dans les rues de Los Angeles, l’influenceur espagnol Marc Forne à la Fashion Week de Paris ou encore l’animateur Yann Barthès… à la commission de l’Assemblée nationale. Mais derrière l’apparente démocratisation du C stylisé, se cache une entreprise discrète sur sa stratégie.

Avant d’être une marque distribuée dans les skate shops, les grands magasins, les échoppes hip-hop ou les boutiques streetwear premium, Carhartt est une marque spécialisée dans la confection de vêtements professionnels destinés aux ouvriers des voies ferrées aux États-Unis. En 1989, Edwin Faeh, un Suisse en quête constante d’inspiration, découvre ces vêtements sur les marchés aux puces en France et commence l’importation sur le marché européen. Rapidement, la marque est adoptée par les sous-cultures underground. Mais les articles étant trop lourds et les coupes trop grandes, l’idée vient à Faeh de demander des licences à la marque Carhartt, qui lui accorde. En 1994, le projet Carhartt WIP (Work In Progress) voit le jour avec ses propres collections inspirées des vêtements de travail originaux, mais adaptées aux besoins de son public. L’ambition ? Conquérir ce marché qui sommeille.

Pour cela, la marque fait de l’écoresponsabilité son ADN afin de se démarquer de ses concurrents. Le coton, en particulier. La toile «Duck» est utilisée pour fabriquer les pièces dans un tissu résistant et créer un effet naturel. Au fil du temps, ce tissage simple, dont les fils s’entrecroisent pour former un simple motif en damier va construire l’identité de Carhartt WIP. En se positionnant de la sorte, la marque parvient à se positionner à contre-courant de la fast fashion avec une production basée en Tunisie.

35 ans après ses débuts, Carhartt WIP compte désormais plus d’une centaine de boutiques à travers l’Europe, l’Asie et les États-Unis. En France, la marque s’appuie sur un réseau de dix magasins à Paris, à Rennes, à Lille, à Bordeaux, à Lyon, à Annecy et à Toulouse. Les vendeurs y arborent les collections pour promouvoir la marque et tutoient bien souvent les clients – ambiance décontractée oblige. En général, les points de vente de la marque streetwear premium sont dessinés par l’architecte milanais Andrea Caputo autour des thèmes de la construction et de l’industrie. Les matériaux – de l’érable, du béton et du verre industriel – cherchent à recréer une ambiance métropolitaine brute tout en laissant une place de choix aux installations artistiques et à la catégorie «gadgets» avec des produits dérivés tels que des briquets, des porte-clés, des gourdes, des mugs. En parallèle, Carhartt WIP est également distribuée dans les grands magasins comme le Printemps ou les Galeries Lafayette et chez des vendeurs spécialisés.

Un déploiement des boutiques exacerbé par la logique de Carhartt WIP de s’ouvrir au marché grand public. Dès 2000, une branche féminine de la marque voit le jour. Toujours dans ce but, les collaborations avec des artistes et des marques sont l’occasion d’accroître la notoriété de la marque, de concevoir des designs différents et d’apporter une nouvelle communauté. Récemment, Carhartt WIP s’est allié avec Marni et Sacai, de quoi s’ouvrir aux sphères de la haute couture. Elle collabore sur le long terme avec Converse et Vans pour renforcer son attachement à la communauté du skate-boarding. Depuis peu, elle a noué un partenariat avec le club techno berlinois emblématique Tresor, signe que la musique a toujours été au cœur de son ADN.

Et si la marque a autant fleuri ces derniers temps dans les rues, c’est sans nul doute pour son aspect intemporel et engagé. Les clients de Carhartt présentent désormais des profils hétérogènes. «Les fans de la marque depuis les années 90 ont transmis la culture à leurs enfants et même à leurs petits-enfants», nous indique-t-on au siège. Son audience s’est développée au fil des années grâce à son implication dans différentes sphères culturelles, telles que l’art, le design, le skateboard et la musique. Preuve en est, en 2008, elle avait lancé sa propre radio pour mettre en avant artistes et labels.

Une diffusion à grande échelle qui, selon Thomas Graffagnino, expert du retail, s’apparente à celle de Nike dans les années 1990 : «Carhartt WIP a réussi à développer une stratégie de love-brand. Elle n’a longtemps activé qu’une seule communauté de personnes qui s’occupait de la faire rayonner à sa place». Aujourd’hui, cet «effet communauté est révolu» selon lui. «La marque suffit désormais à elle seule pour donner envie d’acheter ses produits. Elle a acquis un caractère indémodable». La démocratisation de la marque a pourtant un coût. La gamme Carhartt WIP, trendy et destinée à la ville plutôt qu’au travail, coûte plus cher que la marque-mère. Le prix à payer pour allier workwear et streetwear.