C’est le genre d’endroit sur lequel on ne tombe pas par hasard. Pour accéder au Moulin de l’Hydre, il faut arpenter les petites routes de campagne sinueuses qui longent le Noireau et le Mont-Cerisy. On surnomme le coin la «Suisse normande» pour ses paysages brumeux et vallonnés. Là-bas, à la frontière de l’Orne et du Calvados, se cache une ancienne filature. La région en est pleine.

C’est dans l’ex-usine – et la grande maison de pierre ancienne qui lui fait face -, que la compagnie le K, emmenée par le metteur en scène Simon Falguières, s’est implantée il y a deux ans. Le trentenaire s’est fait connaître du grand public grâce à son spectacle Le Nid de Cendres, présenté à Avignon l’an dernier. Originaire d’Évreux en Normandie, il espère faire du lieu une «fabrique théâtrale», avec des résidences d’artistes et des ateliers tous publics. Et pourquoi pas, à terme, y construire un théâtre. Le lieu, ses vieilles pierres, la forêt qui jouxte la scène installée derrière la filature, a des airs d’utopie à ciel ouvert.

Début septembre, la compagnie y organisait la deuxième édition de son «festival de l’Hydre». Deux jours de théâtre – six spectacles dont la moitié écrit et mis en scène par Falguières lui-même – à prix libre, un concert, une fête avec les artistes. Un moyen pour les artistes de faire vivre ce «lieu de convivialité» et de remettre le théâtre au centre de cet espace rural éloigné de la culture.

Aux origines de ce projet, une bande de comédiens, costumiers, techniciens et metteurs en scène. Simon, Léandre, Anastasia, Philippe, Louis et Alice se rencontrent durant leurs années de jeunesse. Tous fréquentent le Shakirail, un squat et «espace de travail artistique composé d’atelier partagés» à Porte de La Chapelle, dans le 18e arrondissement de Paris. Quelques mois plus tard, la bande, dont certains se connaissent depuis l’adolescence, rénove un premier lieu à Aubervilliers. La salle fait office de lieu de stockage pour les costumes et les décors. Ils s’y rendent régulièrement pour répéter les premiers spectacles de leur compagnie naissante, le K. L’aventure dure deux ans, puis le bail se termine. Il faut trouver un nouveau lieu.

Les six camarades se mettent en quête d’un nouvel endroit à eux, cette fois en Normandie. Une sorte de retour aux sources pour les comédiens, originaires du coin. «On était déjà très implantés dans la région où l’on joue régulièrement nos spectacles, détaille Simon Falguières. Depuis cinq ans, on rêvait de pouvoir installer toutes nos affaires dans un lieu à la campagne.» Ils passent leurs week-ends à sillonner la région à la recherche de la perle rare. «Une première filature nous est passée sous le nez, puis on a découvert le Moulin. Ça a été le coup de foudre», poursuit le metteur en scène. Si la maison qui jouxte la filature est habitable, l’usine est en ruine. Le toit menace de s’écrouler. Pendant deux ans, les membres de la troupe s’improvisent tour à tour maçons, soudeurs, électriciens. Et rénovent de fond en comble l’usine en ruine.

«Cette année, c’est un peu notre année zéro», sourit Martin Kergoulay, administrateur de la compagnie. Le trentenaire, arrivé dans la troupe il y a sept ans, a vu le projet évoluer au fil du temps. L’usine, qui devait surtout servir à stocker du matériel, est repensée comme un lieu qui pourrait accueillir des artistes et du public. «Vu l’espace qu’on avait, et vu que l’on produit des spectacles sur un territoire où l’on ne connaît pas la population, on s’est dit très rapidement qu’il fallait faire des évènements pour faire découvrir notre lieu au public», explique-t-il.

Cette année, des ateliers ont eu lieu avec des habitants de la région. Vendredi 1er septembre, lorsqu’il introduit en maître de cérémonie le premier spectacle du festival, Louis de Villers, un comédien de la bande, cite comme un aphorisme l’une de ces phrases écrites lors d’un atelier d’écriture. Des centaines de Normands ont fait le déplacement pour cette première journée de festivités. Sur place, une logistique rodée assure aux convives des crêpes, de la bière et un menu du soir. Des couvertures sont mêmes prévues pour les spectateurs qui, peu habitués aux caprices de la météo locale, auraient froid le soir. «Leur secret, c’est qu’ils sont super débrouillards», glisse une proche de la compagnie.

Le comédien de la troupe, discours de remerciements à la main, laisse la place aux jeunes acteurs de l’école des Amandiers, le théâtre de Nanterre. Tous dans la vingtaine, ils interprètent L’Errance est notre vie, version raccourcie du Nid de Cendres écrite pour être jouée sans matériel ni décor. Deux malles et quelques costumes, pas plus. L’hiver dernier, la pièce avait tourné dans les salles municipales, les médiathèques et les prisons de Nanterre.

Pour cette deuxième édition, la compagnie a tenu à inviter d’autres compagnies à la fête. «C’était important pour nous de proposer d’autres esthétiques que la nôtre, commence Martin Kergoulay. Les accueils en résidence nous permettent de lever un peu d’argent et de partager un outil que l’on n’utilise pas toute l’année. Bientôt, on pourra permettre à d’autres compagnies d’y créer des spectacles.» La comédienne Frédérique Voruz est venue présenter Lalalangue, un seul en scène autobiographique. Le samedi, c’est Milena Csergo qui présentait sa pièce, Isadora comme elle est belle comme elle se promène.

Le projet ne demande qu’à s’étoffer. Plus de compagnies invitées, plus d’ateliers ouverts au grand public. Simon Falguières, qui rêve d’initier les habitants de cette zone rurale aux joies du théâtre, ne cache pas son ambition. «J’aimerais organiser des ateliers de pratique théâtrale le week-end pour les habitants des villages alentour, les initier à la dramaturgie, à la scénographie», suggère le metteur en scène. Donner aux autres le goût du théâtre comme on le lui a donné à lui, plus jeune. Élevé par une mère actrice et un grand-père directeur de théâtre, Simon Falguières pense le théâtre comme une utopie. Et espère transmettre au spectateur le plus profane ce goût pour le rêve qui transparaît dans chacun de ses textes.

Plus qu’une fabrique, le Moulin de l’Hydre abrite un projet de société. Faire revenir les gens aux théâtres, surtout les habitants des petits bourgs, grands oubliés des politiques culturelles. «Ce qui m’intéresse, c’est de faire un théâtre populaire qui raconte des histoires et qui touche toutes les classes sociales», explique le metteur en scène.

Sa grande pièce, Le Nid de Cendres, mettait en scène deux mondes, le réel et celui des contes. Le texte, chargé en références – de l’heroic fantasy à Matrix en passant par les plus grands auteurs, Shakespeare et Sophocle -, permettait aux moins familiers de raccrocher les wagons. L’ensemble, raconté comme un feuilleton plein d’humour, s’assurait de ne jamais laisser le spectateur sur le côté. Même procédé pour Le Rameau d’or, présenté samedi au public normand. La pièce met en scène les mythes grecs: Apollon et le poète Orphée veulent prendre la place des autres Dieux de l’Olympe. Une manière de rompre avec une forme d’élitisme au théâtre.

Pour achever de convaincre le plus grand nombre des bienfaits du théâtre, le metteur en scène veut développer les spectacles jeunes publics. «Il faut faire venir des familles, les inviter à participer en tant que bénévole et même les faire jouer au plateau. Ça crée chez les gens un souvenir impérissable, un lien avec le lieu», estime-t-il.

La prochaine étape – pour laquelle des devis ont déjà été réalisés -, vise à la construction d’un édifice façon théâtre du peuple de Bussan. «On a réalisé un phasage de travaux sur quatre ans, il s’agirait d’abord de refaire la toiture de l’usine, démolir l’intérieur et refaire une structure métallique pour créer des décors. On pourrait même créer une scène qui s’ouvre sur la forêt», explique Simon Falguières. La troupe s’est fixé un cap: une inauguration pour 2027. Le festival vient à peine de s’achever. Mais pour le metteur en scène, «le combat ne fait que commencer».