Universitaire renommé, à la tête du département de science politique du Birkbeck College de l’Université de Londres, Eric Kaufmann avait vu sa carrière basculer tout à coup. La publication en 2019 de son essai, Whiteshift: Populism, Immigration and the Future of White Majorities se voulait une tentative d’explication d’un mouvement de panique identitaire ayant conduit selon lui à l’élection de Donald Trump ou au Brexit. C’est ainsi qu’il avait été salué par une critique élogieuse dans The Economist .

Mais sa thèse, qui dénonce notamment la montée d’un sentiment «anti-blancs» encouragés par les élites politiques et médiatiques à gauche, lui a valu une campagne de dénigrement dans la presse et dans de nombreuses universités.

Dans la foulée de la parution du livre, des étudiants de l’Université de Bristol manifestent avant une conférence qu’il devait y donner, l’accusant d’être un raciste et un suprémaciste blanc. Il aura beau redire qu’il est lui-même métisse (né à Hong-Kong, et d’origine chinoise, slave et latino), rien n’y fait : le voilà «cancelled», empêché pour toute la suite de sa carrière de poursuivre sereinement ses travaux.

«Les accusations formulées contre moi, et l’écho qu’elles ont rencontré auprès de l’Université de Londres, étaient stressantes car je n’ai jamais réellement su ce que l’on me reprochait», explique-t-il au Figaro. «Et pour peu que l’on décide de me donner une sanction universitaire, c’en était fini de mes travaux, je n’aurais jamais pu retrouver un poste compte tenu de l’importance de la réputation dans le milieu académique», ajoute-t-il. Pourtant, il en est convaincu, son livre n’a fait que «montrer à quel point le fait d’être blanc peut parfois devenir préjudiciable pour certaines strates de la population». Une thèse qui a été condamnée moralement avant même que l’on cherche à contre-argumenter ou à débattre avec lui, estime-t-il.

La cabale dont il a fait l’objet reflète à l’en croire «l’affaissement de la liberté académique dans le monde universitaire britannique». Et même si le phénomène lui semble pour l’heure «moins grave qu’en Amérique du Nord» (lui-même a grandi au Canada), Eric Kaufmann note que de plus en plus, la pression des activistes les plus radicaux parmi les étudiants sur l’institution académique «encourage les enseignants à censurer une partie de leurs analyses».

Il cite ainsi une étude qu’il avait rapportée dans son livre : parmi les professeurs de sciences humaines ayant voté pour le Brexit, seuls 20 % ont osé dévoiler publiquement leur conviction.

À lire aussiL’université de Berkeley va t-elle changer de nom pour suivre la «cancel culture»?

Pour recréer un espace de confiance dans l’enseignement supérieur et la recherche, et favoriser l’essor d’une vraie liberté académique en sciences sociales, Eric Kaufmann a décidé de créer un Centre de recherche pour les sciences sociales hétérodoxes, qui ouvrira ses portes aux élèves en 2024, et qui sera rattaché à l’Université de Buckingham.

«Cette approche est fondée sur la conviction de John Stuart Mill, que la connaissance est toujours le produit d’une confrontation directe entre idées, précise-t-il encore. Les sciences sociales sont de plus en plus verrouillées, fermées à la controverse.»

Et de donner quelques exemples de phénomènes sociaux au sujet desquels aucune interprétation alternative à l’opinion dominante n’est audible à l’université : «prenez les différences de représentation entre les personnes de sexe ou d’origine ethnique différents : s’agit-il seulement de la conséquence de discriminations, ou d’autres facteurs peuvent-ils être en cause ? Si 75 % des adolescents LGBT aux États-Unis souffrent de problèmes psychologiques, est-ce seulement à cause de l’homophobie dont ils font l’objet ou y a-t-il d’autres liens de causalité ? S’il n’y a qu’une seule réponse admise à ces problèmes, alors il est difficile de faire émerger toute la vérité. Pour bien comprendre les phénomènes de cohésion sociale, d’intégration, d’anomie… il faut pouvoir étudier librement tous ces phénomènes sociaux».

Son centre de recherche, dont il sera pour l’heure le seul enseignant mais où il compte bien attirer «de plus en plus de réfugiés académiques», offrira à la soixantaine d’étudiants qu’il espère recruter (en plus des internautes, qui pourront retrouver les supports pédagogiques en ligne sur un site Internet dédié) un long enseignement sur «les origines, la dynamique et les implications de l’idéologie culturelle des classes dominantes». Il sera complété par un cours portant cette fois sur l’idéologie des politiques culturelles.

Mais ne risque-t-il pas de promouvoir simplement l’enseignement d’une idéologie conservatrice, concurrente de celle sous-jacente au mouvement «woke» ? «C’est le risque en effet si nous n’y prenons pas garde : mon objectif est de permettre à toutes les opinions de s’exprimer en classe, et je me ferai l’avocat du diable pour toujours forcer les étudiants à penser contre eux-mêmes, se défend-il. C’est ce qui sépare l’idéologie de la connaissance : une idéologie est infalsifiable, impossible à évaluer et donc à contredire. C’est un système clos et autoréférentiel ; tandis que la science doit avancer les preuves de ce qu’elle énonce, et répondre à une analyse logique, empirique».